Affaire Quatennens : « Faire passer la parole des femmes pour un complot »

La réaction d’Adrien Quatennens, suite à sa condamnation dans l’affaire qui l’oppose à son épouse, est le cœur d’une opération de communication de crise très calibrée fondée sur la stratégie dite « DARVO ». Noémie Trovato, sociolinguiste et spécialiste du discours féministe et antiféministe sur les réseaux sociaux, la décrypte pour Politis. 

Daphné Deschamps  • 27 décembre 2022
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Affaire Quatennens : « Faire passer la parole des femmes pour un complot »
Adrien Quatennens, en septembre 2020.
© LUDOVIC MARIN / AFP.

Comment peut-on qualifier la stratégie de défense médiatique d’Adrien Quatennens dans l’affaire de violences conjugales qui l’oppose à son ex-compagne ?

Noémie Trovato : L’acronyme DARVO – Deny, Attack, Reverse Victim and Offender, soit « nier, attaquer et inverser la victime et l’agresseur » -, décrit cette stratégie de retournement de l’agresseur. Concrètement, la personne accusée va nier les attaques portées, contre-attaquer, et inverser les rôles, se faisant passer pour la victime et sa victime pour l’agresseur.

Adrien Quatennens s’y inscrit totalement. Les recherches sur les violences conjugales montrent que les hommes violents choisissent souvent de reconnaître une infime partie des violences pour lesquelles ils vont être jugés, car les preuves matérielles sont là. Ça leur permet de nier le reste, de contre-attaquer, notamment dans les médias, et renverser les rôles victime-oppresseur.

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Dans son interview sur BFMTV, Quatennens a énormément répété le mot « victime » pour parler de lui-même alors qu’il venait d’être condamné pour violences conjugales. C’était assez spectaculaire, au point que même Bruce Toussaint, qui menait l’interview, s’est vu obligé de lui rappeler qu’il était « un agresseur ».

Adrien Quatennens vient d’un parti de gauche, qui soutient le mouvement #MeToo, se positionne contre les violences conjugales… Pourtant, dans cette situation, il a fait le choix d’une stratégie qualifiée d’antiféministe. Dans vos recherches, vous évoquez un échec discursif de MeToo, peut-on lier les deux ?

Une fois que la parole est libérée, il n’y a plus personne. Pas plus à gauche qu’ailleurs.

#MeToo n’a pas fonctionné plus à gauche que dans la société. Il y a eu une libération de la parole, certes, mais ça s’arrête là et on touche à un problème de fond que les féministes de La France Insoumise ont pointé : le manque de suite aux dénonciations. Clémentine Autain a expliqué qu’elle n’était pas du tout d’accord depuis déjà longtemps avec la façon dont les violences sexistes et sexuelles (VSS) sont gérées.

Les interventions de Jean-Luc Mélenchon ont régulièrement été un désastre pour les victimes en matière de VSS. Comme s’il considérait que le mouvement féministe allait trop loin. Ce n’est pas un retournement de veste puisque c’était sous-jacent dans le discours d’une partie des cadres masculins de LFI. L’erreur serait d’oublier que les hommes de gauche ne sont pas fondamentalement féministes.

Les avancées n’ont pas eu lieu dans la société en général, et en politique non plus : les affaires de VSS médiatisées récemment dans les partis de gauche le montrent une fois de plus. C’est pour ça que je parle d’échec discursif : une fois que la parole est libérée, il n’y a plus personne. Pas plus à gauche qu’ailleurs.

En théorie, il est admis à gauche que quand un homme commente des actes judiciairement répréhensibles, il est exclu, qui plus est quand il est condamné. Cette affaire nous montre que ce n’est pas le cas. Pourquoi est-ce un tel enjeu ?

La gauche a assez reproché à la majorité d’avoir gardé Darmanin ou Abad, malgré ce qui leur est reproché. Cela devrait la pousser à vouloir être la plus irréprochable possible à ce sujet. La charte de la France Insoumise montre qu’il est impensable de garder des auteurs de violences, qui plus est condamnés par la justice, en son sein. Ce qui place la FI en totale contradiction avec elle-même. Sauf à considérer qu’une gifle ne serait pas grave, comme on a pu l’entendre. 

La parole des femmes doit être privilégiée.

La question subsidiaire, c’est quand les faits reprochés ne sont pas judiciairement répréhensibles, comme la majorité de l’affaire Bayou. On a tendance à dire que c’est plus compliqué. Le débat est loin d’être tranché. Mais la parole des femmes doit être privilégiée.

Comment identifier cette stratégie DARVO ?

Un exemple courant est l’homme qui explique que son ancienne compagne est folle, qu’elle veut lui ruiner la vie. Parfois, bien sûr, ça existe. Mais quand le premier réflexe d’un homme accusé de violences est de se positionner en tant que victime ou de dire qu’il s’agit de violences mutuelles, il faut écouter le discours avec une oreille critique, revoir les preuves apportées par la victime, recontextualiser les dynamiques de pouvoir.

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Si on prend l’exemple du procès Depp-Heard, où Amber Heard a été la victime de la stratégie DARVO de la plus grande ampleur que j’ai vue, il suffit d’écouter quelques minutes Heard et les preuves qu’elle apporte pour se rendre compte que la position de Depp ne tient pas. Et pourtant, dans l’opinion publique, c’est elle qui a perdu, sur tous les plans.

Cette stratégie de communication est-elle nouvelle ?

Ce processus de démonisation des victimes est aussi vieux que les procès et les scandales de VSS, comme l’affaire Monica Lewinsky. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle ait lieu sur les réseaux sociaux, à cette échelle, et avec tant de succès. La stratégie de Quatennens est la même que celle de Johnny Depp dans son procès contre Amber Heard : auteur de violences conjugales, il réplique en disant qu’il s’agit de violences mutuelles et fait passer sa victime pour une femme qui veut se venger.

Et beaucoup tombent dans le panneau, se rangent derrière sa version, et le défendent. Avant les réseaux sociaux, on ne voyait pas de tels retournements de l’opinion publique, à part dans des affaires d’État comme l’affaire Lewinsky.

Le hashtag #AdrienReviens le positionne dans du simple commérage.

Dans l’affaire Quatennens, il y a eu un hashtag, comme il y en a eu dans l’affaire Depp – certes assez peu utilisé – mais très symptomatique : c’est une reprise des modes d’action féministes par des masculinistes ou au moins par des personnes qui veulent supprimer la parole féministe et contre-attaquer sur le même plan. La forme de ce hashtag, #AdrienReviens, le positionne aussi dans du simple commérage, comme si on parlait d’un candidat éliminé de télé-réalité alors qu’on parle d’un cadre politique dans une affaire de violences conjugales.

Comment expliquer que ces stratégies aient un tel succès dans les affaires de VSS ?

Concernant l’affaire Depp-Heard, je parle d’une « brèche », celle de la possibilité à nouveau de « re-taper sur les femmes », c’est à dire retourner dans la facilité de ne plus croire les femmes, ne plus être dans une position post-#MeToo. La misogynie peut s’exprimer en toute liberté. De manière assumée. Et cette affaire est très symbolique de cette dynamique.

La réduction du degré de violence est très utilisée. Dans l’affaire Quatennens, on entend « une gifle dans une rupture c’est commun », « c’est juste une gifle, il ne l’a pas envoyée à l’hôpital… ». Adrien Quatennens dit lui-même qu’il ne peut pas « être caractérisé par sa gifle ».

Mais dans ce cas, qu’est-ce qu’un agresseur ? MeToo a redéfini le viol, le violeur, la victime et maintenant que le débat est centré sur les violences conjugales, c’est la définition de ces violences, qu’elles soient physiques ou psychologiques, qui est en jeu. Une gifle, si on se réfère au « violentomètre », pourtant pas l’outil le plus radical, c’est déjà beaucoup.

Le violentomètre est un outil développé par l’association féministe NousToutes qui a pour but d’aider les femmes à identifier les violences conjugales.

D’autant plus que dans cette affaire, il y a la gifle mais il y a aussi du harcèlement, notamment par SMS. Les VSS caractérisent la personne qui les commet, encore plus quand il n’y a pas de remise en question. Le contrôle coercitif n’est pas que de la violence physique, c’est très calculé, avec pour but précis de dominer l’autre.

Les VSS caractérisent la personne qui les commet.

Les sorties médiatiques d’Adrien Quatennens s’inscrivent dans sa domination sur sa femme : le choix de parler des enfants, de se positionner en victime d’une rupture familiale, ce sont des attaques contre elle plutôt qu’une défense de lui-même. C’est constitutif de la stratégie DARVO, l’attaque et l’inversion des rôles.

Dans l’affaire Quatennens comme dans le procès Depp-Heard, les hommes violents ont tous les deux dénoncé des violences mutuelles. Pour autant, cela peut-il exister ?

Absolument pas. Il y a eu beaucoup de travaux, comme ceux de Pierre-Guillaume Prigent, qui se sont penchés sur la pseudo aliénation parentale et le contrôle coercitif, qui sont les mêmes dynamiques qui s’appliquent dans des contextes de violences conjugales. On a prouvé depuis des décennies qu’il y a toujours une personne violente et la victime, qui y répond avec les moyens qu’elle trouve, parfois violemment.

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Au-delà des classes de genre, qui sont le premier facteur, il faut prendre en compte le statut. Adrien Quatennens est une personnalité publique très connue, il est député, respecté, c’est l’héritier du chef du plus gros parti progressiste du pays… Céline Quatennens est discrète et ne s’est exprimée que via des communiqués. Ce qui avantage son mari, qui a bénéficié d’une heure sur BFMTV et d’une très longue interview dans La Voix du Nord.

On préfère croire quelqu’un qu’on connaît plutôt qu’une inconnue. Ce statut d’héritier de Mélenchon et d’homme de gauche, il l’a utilisé contre elle. Et quand il a parlé de complot de la majorité et du ministère de l’Intérieur, dans l’inconscient collectif, son ex-compagne en faisait partie et passe pour une femme vénale voulant anéantir sa carrière politique et récupérer les enfants.

Adrien Quatennens a parlé de « tribunal médiatique » et de « lynchage », notamment dans son entretien à La Voix du Nord, argumentant qu’il avait « assez payé », juste après sa condamnation pour violences conjugales. Comment cela fonctionne-il dans sa stratégie DARVO ?

En utilisant ces termes, il se place comme victime d’un crime bien plus grand que des violences conjugales, le jugement en place publique. C’est la réponse systématique à chaque accusation d’homme connu pour faire passer toute dénonciation comme irrecevable, en annihilant presque les violences en elles-mêmes.

Aujourd’hui, on constate que la justice fonctionne plus que moyennement concernant les affaires de VSS. Donc les femmes utilisent les réseaux sociaux et c’est très bien. Adrien Quatennens n’a pas été tant victime de ce « tribunal médiatique ». Il n’y a pas eu d’inquisition ou de « chasse aux sorcières » contre lui, il y en a très rarement contre les hommes.

Si tribunal médiatique il y a, ce sont les femmes qui en sont victimes.

L’association Féministes contre le Cyberharcèlement a publié une enquête montrant que 84% des victimes de cyberharcèlement sont des femmes. Dans les affaires de VSS, si tribunal médiatique il y a, ce sont les femmes qui en sont victimes.

Une affaire similaire, c’est l’affaire Bayou, où le travail des féministes a été « court-circuité » via des articles dans Libération dénonçant une cabale, avant même que l’enquête de Laury-Anne Cholez paraisse dans Reporterre

Cette enquête est passée inaperçue, parce qu’elle a été discréditée avant même d’exister. C’est au cœur de la stratégie de retournement de l’opinion : les agresseurs savent qu’à défaut d’être totalement prise en compte, la parole des victimes va être au moins entendue. C’est la principale conséquence de #MeToo.

C’est une « bonne » stratégie pour les agresseurs de faire passer la libération de la parole pour un complot et de rediriger l’opinion publique vers un autre scandale. Le plus choquant dans l’affaire Bayou, c’est surtout que c’est Sandrine Rousseau qui a cristallisé un déchaînement et un harcèlement antiféministe.

Dans le même temps, on plaignait Julien Bayou. Rousseau est devenue le « fusible » vers lequel il y a une déflexion systématique. Et ce depuis l’affaire Baupin, qu’elle a été une des premières à dénoncer, même si beaucoup l’ont oublié aujourd’hui. Depuis, elle est une figure de proue du féminisme radical de gauche dans l’inconscient collectif. Cela en fait une cible facile car « trop radicale ».

Il y a une différence de traitement entre l’affaire Baupin et les affaires contemporaines ?

À l’époque, l’affaire Baupin reposait sur un travail d’enquête de Médiapart et la prise de parole avait été très compliquée. Ce qui avait aidé les victimes, c’était le nombre de plaintes poussant la justice à se ranger de leur côté. Aujourd’hui, si l’on prend une autre affaire – comme l’affaire PPDA –, on n’avance pas, même quand il y a des enquêtes et des dizaines de témoignages. Et depuis #MeToo, il y a plus de backlash, de retour de bâton car il y a plus de dénonciations. 

Les féministes sont habituées : dès lors que leurs combats progressent, leurs opposants tentent de les écraser. Les réactions sont nombreuses. Et en même temps, s’il n’y en avait pas, ça voudrait dire que ça ne fonctionne pas.

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