Censure Total(e) : face aux procédures-bâillons, on ne se taira pas !

TRIBUNE. Les attaques judiciaires contre la liberté d’expression des journalistes, des militants, et des associations se multiplient en France, alors que l’Union européenne a entamé ses travaux sur une proposition de directive visant à lutter contre les procédures-bâillons. Une tribune demande à la France d’apporter un soutien clair et ambitieux au texte.

Collectif  • 26 juin 2023
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Censure Total(e) : face aux procédures-bâillons, on ne se taira pas !
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Ces derniers mois, les attaques judiciaires contre la liberté d’expression des journalistes, des militants, et des associations se multiplient en France et font planer une menace grave sur le débat public et la démocratie. Ces procédures interviennent alors que l’Union européenne a entamé ses travaux sur une proposition de directive visant à lutter contre les procédures-bâillons. Les signataires, dont Politis, soulignent l’importance de ce texte et demandent à la France d’apporter un soutien clair et ambitieux au texte.


Si Vincent Bolloré a longtemps fait figure de “spécialiste” de ces procédures-bâillons attaquant systématiquement toutes les révélations gênantes concernant l’activité de son groupe – d’autres ont récemment pris le relais.

Le 28 avril 2023, TotalEnergies assignait en justice Greenpeace France en raison de la publication d’un rapport qui interroge les calculs effectués par la multinationale sur ses émissions de CO2. La procédure, qui présente la particularité de reposer sur des dispositions du code monétaire et financier, vise notamment à faire interrompre toute diffusion actuelle ou à venir du rapport.

Quelques mois plus tôt, en septembre 2022, le groupe d’intelligence économique et d’influence AvisaPartners avait poursuivi pas moins de quatre médias pour diffamation, dans le cadre de révélations sur ses activités. En octobre, le groupe de télécoms Altice avait obtenu du Tribunal de commerce de Nanterre une interdiction de publier certaines informations contre le site Reflets.info, sur la base de la loi protégeant le secret des affaires.

En mars et avril 2023, c’était au tour du journal Mediacités d’être visé par deux procédures en diffamation, engagées par le promoteur immobilier Alila et son dirigeant Hervé Legros après la publication de révélations sur les pratiques de la société. En six ans d’existence, le média a déjà fait face à 19 procédures judiciaires, sans qu’aucune n’ait pour le moment débouché sur une condamnation.

En mai 2023, plusieurs journalistes de France Inter, Le Monde et L’Humanité comparaissaient également pour diffamation, en raison des poursuites engagées par l’entreprise de gestion des déchets Sepur à la suite d’articles faisant état de pratiques à l’encontre de travailleurs sans-papiers.

Le même mois, Mediapart ainsi que le journal d’investigation normand Le Poulpe apprenaient qu’ils étaient visés par une ordonnance du tribunal de commerce de Rouen, obtenue sans contradictoire plusieurs mois auparavant par l’entreprise de dépollution Valgo. Les deux médias avaient publié en 2022 une enquête mettant en cause la qualité de la dépollution menée par le groupe sur une ancienne raffinerie. Valgo a alors attaqué une autre société pour concurrence déloyale afin de l’obliger à communiquer ses échanges avec les journalistes à l’origine de l’enquête, en violation du secret des sources, protégé par la loi de 1881 sur la liberté de la presse et la Convention européenne des droits de l’homme.

La stratégie qui consiste à intimider les journalistes ou les voix critiques sur le terrain judiciaire pour imposer la voix du plus fort dans le débat public porte un nom : on parle de procédures-bâillons.

Si les procédures reposent souvent sur le délit de diffamation, dont le régime est encadré par la loi sur la liberté de la presse de 1881, les poursuites basées sur des dispositions de droit des affaires se multiplient ces dernières années, comme en attestent les cas susmentionnés. Dans tous les cas, l’objectif de ces procédures est le même : intimider et censurer. Elles tendent en effet à entraver la capacité des cibles à intervenir dans le débat public en les soumettant à un procès long et coûteux, joué à armes inégales, et ont ainsi un effet dissuasif viral au sein de la société civile. Les poursuites pour dénigrement commercial ou atteinte au secret des affaires constituent une menace d’autant plus grave qu’elles contournent les dispositions protectrices de la liberté d’expression contenues dans la loi de 1881, et soumettent les affaires à une justice commerciale déconnectée des enjeux de protection des journalistes, associations et militant⸱e⸱s.

Au niveau européen, la société civile est mobilisée depuis 2020 pour appeler l’Union européenne à légiférer contre ces procédures-bâillons. Le 27 avril 2022, la Commission européenne a adopté une proposition de directive « sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives ». Le Conseil de l’Union européenne vient toutefois d’adopter une orientation restrictive sur la proposition de directive, qui vide le texte de sa substance en réduisant drastiquement son champ d’application, ainsi que l’ambition des mesures de protection. Si cette orientation venait à se confirmer, la quasi-totalité des cas susmentionnés ne pourraient bénéficier des protections du texte.

En France, cette proposition de directive a pour l’instant reçu un accueil discret. La patrie des droits humains est pourtant régulièrement pointée du doigt en matière de procédures-bâillons. Cette nouvelle vague récente de poursuites doit agir comme un signal d’alarme : lors des travaux au Parlement et des trilogues à venir, il est impératif de revenir à une version plus ambitieuse du texte, en assurant un champ d’application large et des mesures de protection effectives, conformément aux recommandations de la société civile.

Les signataires de cette tribune interpellent donc le gouvernement français et le Parlement européen à agir pour aboutir à une future directive qui préserve la liberté d’expression, ainsi que la liberté d’informer et d’être informé.


Signataires

Agnès Rousseaux, Directrice de Politis
Alertes.me
Aliaume Leroy, Journaliste (BBC)
Alliance Citoyenne
Ant Editions

Antoine Deltour, Lanceur d’alerte Luxleaks
Anticor
APESAC
ARTHROPOLOGIA
Attac France
Benoît Collombat
, Journaliste (Radio France)
BLOOM
Blueprint for Free Speech
Caroline Tetard
, Avocate (Chango Avocats)
CFDT Cadres
CFDT-Journalistes
Civil Rights Defenders
Climate Whistleblowers

Collectif anti ogm 66
Collectif Arrêt du nucléaire
Collectif des Associations Citoyennes
Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’ouest
Coordination EAU Île-de-France
Coquelicots du Vaurais
 (Tarn)
CRID
Disclose
Edwy Plenel, Journaliste, cofondateur de Mediapart
Elise Lucet
, Journaliste (France Télévisions)
Erwan Manac’h, Journaliste indépendant
Eurocadres
Fanny Gonson
, Ecologue
France Nature Environnement
Fédération Européenne des Journalistes 
(FEJ)
Fédération Internationale des Journalistes (FIJ)
Fédération Syndicale Unitaire (FSU)
FO-Cadres
Fonds pour une Presse Libre
foodwatch
Forbidden Stories
Générations Futures
Greenpeace France

Hors cadre, collectif de pigistes
Hugo Partouche
, Avocat
Informer n’est pas un délit
Institut Veblen
Justice Pesticides
Laurent Mauduit
, Ecrivain et journaliste, cofondateur de Mediapart
L214 Éthique & Animaux
Le Poulpe
Les Amis de la Terre France
Maison des Lanceurs d’Alerte
Mediacités
Nothing2Hide
Nous voulons des coquelicots
 – Mouans-Sartoux
Observatoire des multinationales
Plateforme de Protection des Lanceurs d’Alerte en Afrique (PPLAAF)
Politis
ReAct Transnational
Reflets.info
Rosa Moussaoui
, Journaliste (L’Humanité)
Sciences Citoyennes
Sherpa

Société des journalistes de 60 Millions de consommateurs
Société des journalistes de Arrêt sur Images
Société des journalistes de Challenges
Société des journalistes de Courrier International

Société des journalistes d’Epsiloon
Société des journalistes de l’Agence France Presse
Société des journalistes de La Lettre A
Société des journalistes de La Tribune

Société des journalistes de L’Express
Société des journalistes de l’Informé
Société des journalistes de France24
Société des journalistes de France 3 Rédaction nationale
Société des journalistes de franceinfo.fr

Société des journalsites FranceinfoTV
Société des journalistes France Télévisions Rédaction Nationale
Société des journalistes de M6
Société des journalistes de Mediapart
Société des journalistes de Premières Lignes
Société des journalistes de RTL
Société des journalistes de Sud Ouest
Société des journalistes de Télérama

Société des journalistes du Parision-Aujourd’hui en France
Société des journalistes et du personnel de Libération
 (SIJPL)
Société des personnels de l’Humanité
Société des Rédacteurs de La Vie
Société des Rédacteurs de L’Obs
Société des Rédacteurs du Monde
SOS MCS
StreetPress

Sud Recherche
Syndicat National des Journalistes
Syndicat National des Journalistes CGT
 (SNJ-CGT)
The Daphne Caruana Galizia Foundation
Ugict-CGT
Valérie Murat, Porte parole d’Alerte aux Toxiques, activiste anti-pesticides
Vigilance OGM 46
Vincent Fillola
, Avocat (Chango Avocats)
VoxPublic
Whistleblowing International Network
Xnet
Zero Waste France

Liste complète des signataires, à consulter ici.

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