La démocratie étouffée

Le gouvernement a encore multiplié les procédures pour empêcher un vote sur le recul de l’âge de départ en retraite. Surfant sur la récente jurisprudence du Conseil constitutionnel, il se montre d’autant plus enclin à écraser ses oppositions qu’il se sait minoritaire.

Michel Soudais  • 9 juin 2023
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La démocratie étouffée
L'Assemblée nationale, le 03 juin 2023.
© Lily Chavance

Est-on encore dans une démocratie de plein droit ? Si la question n’est pas nouvelle, elle a ressurgi avec force dans les mobilisations contre la réforme des retraites. Singulièrement le 16 mars, quand Élisabeth Borne a dégainé l’article 49 alinéa 3 pour éviter un vote trop incertain sur le texte issu de la commission mixte paritaire. Obtenir que les députés se prononcent enfin par un vote sur la mesure la plus injuste de cette réforme – le recul de l’âge légal de départ en retraite de 62 à 64 ans –, tel était l’objectif de la proposition de loi portée par le petit groupe Liot, qui l’avait inscrite dans sa niche parlementaire fixée au 8 juin.

Dans un souci d’« apaisement », que l’exécutif ne parvient pas à rétablir, ce texte, que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, proposait d’abroger la mesure d’âge et de réunir « une conférence de financement » afin de dégager « de nouvelles pistes de financement » de notre système de retraite par « une vraie concertation ».

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Soutenue par toute la Nupes, cette proposition de loi a été enregistrée et validée par le Bureau de l’Assemblée nationale fin avril. Au grand dam du camp présidentiel qui ne voulait à aucun prix d’un vote aux airs de match retour. Il y est parvenu. Non sans pressions. Et en usant de plusieurs stratagèmes procéduraux permis par la Constitution de la Cinquième République et le règlement de l’Assemblée nationale. Contraignant Bertrand Pancher, le président du groupe Liot, à retirer son texte dont il ne restait « plus rien » pour ne pas se « ridiculiser » à poursuivre un débat empêché.

Une irrecevabilité à la discrétion de l’exécutif

La manœuvre, bien orchestrée, a consisté à obtenir l’invalidation de l’article premier du texte au nom de l’article 40 de la Constitution qui stipule que les propositions ou amendements d’origine parlementaire sont irrecevables « lorsque leur adoption aurait pour conséquence (…) la création ou l’aggravation d’une charge publique ». Ce à quoi le président de la commission des Finances, Éric Coquerel, saisi en application de l’article 89-4 du règlement de l’Assemblée, s’est refusé.

Dans un argumentaire de six pages, l’Insoumis s’est notamment appuyé sur une « jurisprudence de l’Assemblée favorable aux initiatives législatives des parlementaires en particulier issus des groupes d’opposition ». À quoi Jean-René Cazeneuve, le rapporteur général de la commission des Finances et l’un des piliers de Renaissance, lui a répondu que si des propositions de loi créant des charges avaient précédemment été acceptées, « c’est l’endossement de leur contenu par le gouvernement, lors de leur examen, qui les a purgées (sic) de leur éventuelle irrecevabilité financière ». Traduction : l’initiative parlementaire, reconnue à l’article 48 alinéa 5 de la Constitution, ne peut s’exercer que si le gouvernement est d’accord.

Cet arbitraire s’est vérifié jusqu’à la caricature. Après le rejet en commission des Affaires sociales, le 30 mai, de l’article portant abrogation de la mesure d’âge par 38 voix contre 34 – un résultat favorisé par le groupe LR – lors d’une séance houleuse marquée par le refus de Fadila Khattabi, sa présidente (Renaissance), d’examiner des centaines de sous-amendements déposés par la Nupes, la censure pouvait s’exercer sur tous les amendements qui tenteraient de rétablir cet article premier dans sa rédaction initiale lors de l’examen dans l’hémicycle. Mais pas que…

Une boulimie de censure

Investie de ce pouvoir par l’article 89.3 de son règlement, la présidente de l’Assemblée, Yaël Braun-Pivet a enfilé les plus grands ciseaux d’Anastasie. Résultat : 104 amendements sur 302 à la trappe ! Dont 59 pour irrecevabilité au titre de l’article 40. Essentiellement présentés par les groupes d’opposition puisqu’au final ne restaient que 11 amendements PS, EELV, LFI ou Liot.

La décision du Conseil constitutionnel sur la réforme des retraites a créé une gravissime jurisprudence.

« Un choix politique et partisan », dénoncé par Éric Coquerel qui pointe « trois transgressions » des pratiques courantes aussi régressives – au regard des évolutions institutionnelles des vingt dernières années –, que révélatrices d’une « application maximaliste de l’article 40 » puisque « des amendements dits d’objectif (…) qui ne sont pas en eux-mêmes constitutifs d’une charge » ont été envoyés à la corbeille.

Fin novembre, la même Yaël Braun-Pivet considérait dans un entretien à La Voix du Nord « qu’il faut débattre sur le fond et ne pas utiliser des techniques procédurales d’obstruction pour éviter finalement le débat sur le fond ». Le diktat d’Emmanuel Macron sur sa réforme des retraites a eu raison de ce genre de promesses.

Pourquoi l’exécutif se priverait-il de maltraiter les droits du Parlement, qui sont d’abord ceux de l’opposition ? La décision du Conseil constitutionnel sur la réforme des retraites a créé une gravissime jurisprudence en permettant au gouvernement d’empiler les procédures bridant le Parlement, sans risque d’être sanctionné par les juges de la rue Montpensier.

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Ces derniers, en validant une méthode d’exercice du pouvoir, se sont nettement rangés aux côtés de l’exécutif puisque, dans le secret de leurs échanges, un seul d’entre eux, en l’occurrence Laurent Fabius, se serait prononcé pour une censure totale du texte, en raison des trop nombreuses procédures utilisées pour corseter le Parlement, selon Le Point du 2 juin. Qu’elles permettent à un gouvernement sans majorité absolue à l’Assemblée nationale de faire adopter des lois et des budgets sans vote n’est pas le moindre des problèmes dans une démocratie.

Ce n’est pas le seul : en début de semaine, une majorité de députés refusent d’approuver trois projets de loi de règlement du budget et d’approbation des comptes de l’État pour les années 2021 et 2022, ainsi que celui de la Sécu pour 2022. Quelles conséquences ? Aucune sur la trajectoire gouvernementale. La constitution de la Cinquième République apparaît de plus en plus comme un étouffoir de la démocratie.

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Parti pris

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