« Il faut engager une décroissance sécuritaire »

Laurent Bonelli, professeur de science politique à l’université de Paris Nanterre, questionne la place centrale de la police dans notre société.

Hugo Boursier  • 27 septembre 2023
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« Il faut engager une décroissance sécuritaire »
Manifestation contre la réforme des retraites, avril 2023, à Paris.
© Lily Chavance

« Police partout, justice nulle part ». Le slogan est connu, il est maintes fois répété en manifestation. Est-il exagéré ? Pas sûr. Laurent Bonelli, directeur de l’ouvrage L’État démantelé (avec Willy Pelletier, La Découverte, 2016) ou auteur La France a peur : une histoire sociale de l’insécurité (La Découverte, 2010), pointe la manière dont les gouvernements successifs, faute de « courage politique », ne réforment pas la police. Pire : ils élargissent son champ d’action. Souvent pour le pire.

Les témoignages que nous avons reçus ont des points communs : violence des forces de l’ordre, corporatisme de la profession, obstacles aux reconstitutions et aux expertises médicales, récurrence des non-lieux… Comment analysez-vous ces attitudes institutionnelles récurrentes ?

Les institutions ont souvent tendance à se protéger. C’est par exemple le cas de l’Église catholique qui, pendant très longtemps, a essayé de contenir ses problèmes en interne. Néanmoins, les forces de l’ordre ont une particularité par rapport aux autres institutions : elles peuvent utiliser la force. Ce n’est pas rien. Les fonctionnaires peuvent légitimement user de la violence sous certaines conditions. La question centrale de nombreuses affaires étant de déterminer si ces conditions étaient réunies, particulièrement en l’absence de témoins extérieurs. La parole des forces de l’ordre bénéficie d’une présomption favorable quand celle des victimes de violences reste entachée de suspicion, particulièrement quand elles appartiennent à des groupes stigmatisés.

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Ce n’est pas un hasard si nombre de controverses émergent lorsque des images montrent, qu’en réalité, le discours policier n’est pas honnête. L’affaire de Nahel est emblématique de ce point de vue. Or l’action des forces de l’ordre est très peu sujette à un regard extérieur. En France, c’est l’autorité policière qui enquête sur les mises en cause de ses propres agents. Cela pose des problèmes sérieux – non pas que l’IGPN et l’IGGN ne fassent rien, elles prennent des sanctions contre des fonctionnaires, notamment en cas de manquements dans leur vie privée.

La parole des forces de l’ordre bénéficie d’une présomption favorable quand celle des victimes de violences reste entachée de suspicion.

Mais dès que l’on arrive sur le terrain de la violence, elles sont extrêmement prudentes. Parfois jusqu’à l’outrance. Et en dernière instance, la justice elle-même est limitée dans ces réponses du fait de sa dépendance structurale de l’autorité policière. Imaginons un instant ce que pourrait être le travail ordinaire d’un procureur ou d’un magistrat enquêteur qui se seraient localement attiré les foudres de la police…

Même les institutions indépendantes – la Défenseure des droits ou la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté peinent à mener leur action. Comment expliquer cette « culture du secret » ?

Il n’y a pas de culture du secret : c’est tout simplement un rapport de force politique. Qu’une institution veuille s’autoprotéger, on peut l’entendre. Qu’on l’accepte, c’est une autre histoire. En Grande-Bretagne, en Espagne, les modalités de contrôle de la police sont beaucoup plus fortes, notamment en raison de l’éclatement des forces de police. En France, il existe une particularité : nous sommes parmi les rares pays au monde à avoir une police unifiée. La sécurité publique, la police judiciaire, les renseignements appartiennent à une même institution. Cette centralisation de la police, qui date de 1966, lui confère une force considérable dans les équilibres administratifs et politiques. Personne ne trouve, dans le contexte actuel, le courage de dire : « nous allons renforcer les contrôles, c’est ainsi ».

ZOOM : Permis de lutter, une chronique sur la répression des luttes sociales et écologiques

Institutions, associations, ONG, tribunes… Les alertes sur la répression en cours à l’encontre des mouvements sociaux se multiplient. Pour la constater, il faut la documenter. C’est tout l’enjeu de notre nouveau projet, Permis de lutter. Sur cette page, tous nos contenus sont en accès-libre. Un travail que l’on estime nécessaire pour défendre les fondamentaux de notre démocratie. Mais qui a aussi besoin de vous.

La question se pose aussi à l’intérieur de la police. Après les footballeurs professionnels, c’est l’une des professions les plus syndiquées en France. Ces syndicats sont puissants et ont une particularité : ce sont les seuls, hors autorités officielles, à pouvoir prendre publiquement la parole au nom de la police. Ce qui donne une vision assez biaisée de la chose policière. En réalité, on tend à limiter la police à la voix publique qui en est donnée : soit le discours du ministère, soit le discours syndical. Au cours d’entretiens avec des policiers, on se rend compte que nombre d’entre eux sont en désaccord avec ces discours tout simplement parce que la mauvaise image de la police complique leur quotidien. Or ces nuances-là disparaissent dans les discours publics sur la police.

Pourquoi aucune force politique n’a le courage, aujourd’hui, d’affronter ce problème ?

C’est un problème qui, en réalité, serait extrêmement simple à résoudre sur le plan pratique : mettre en place une autorité indépendante de contrôle de la police, prendre des sanctions dures sur des cas absolument inacceptables… Pourquoi on ne le fait pas ? C’est dû à la place octroyée aujourd’hui aux forces de l’ordre dans notre société. On s’aperçoit que, depuis une quarantaine d’années, les forces de l’ordre apparaissent pour nombre de gouvernants comme une solution miracle pour répondre au creusement des inégalités sociales tant au sein de nos sociétés qu’entre le Nord et le Sud. Face aux désordres produits par les inégalités, ce sont les policiers qui vont voir leurs missions s’élargir.

Face à cette nouvelle centralité de la police dans nos sociétés, la défiance d’une partie de la population à l’égard des forces de l’ordre tend aussi à se durcir. Comment l’expliquez-vous ?

Ce sont deux dynamiques étroitement corrélées. L’extension du spectre d’intervention de la police renforce son poids dans la définition des problèmes publics. La police participe ainsi à la gestion des incidents en milieu scolaire, mais on la retrouve aussi dans les plans d’urbanisme, dans les transports en commun, aux côtés des bailleurs sociaux, sur la question migratoire, etc. La conséquence immédiate, c’est que ce quadrillage policier renforce forcément la dépendance des gouvernements aux policiers. Comment critiquer, punir, réprimer des gens sur lesquels vous vous reposez de plus en plus au quotidien ? C’est ce qui donne une force considérable à la police pour se protéger, pour se défendre beaucoup mieux que d’autres professions.

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Il y a une forme de docilité politique à l’égard de l’autorité policière, ce qui augmente la défiance des citoyens envers les forces de l’ordre. Pourquoi ? Parce que la police ne résout pas les problèmes d’une autre manière qu’elle sait le faire : quand un agent observe un incident lié à la drogue, il ne voit pas un problème de santé publique, mais un trouble à l’ordre public. Dès lors que vous étendez la vision policière à un certain nombre de problèmes sociaux, vous augmentez le nombre de gens confrontés à cette vision, et parallèlement le nombre de gens victimes ou témoins d’un arbitraire policier qu’ils tolèrent de moins en moins bien.

Si elle est à ce point-là centrale au quotidien, pourquoi la police a-t-elle encore besoin de recourir à la violence pour assoir son pouvoir ?

L’élargissement des pouvoirs policiers permet à l’institution de plus facilement négocier son champ d’action auprès des gouvernants. Elle obtient une augmentation de ses moyens humains, techniques et technologiques. Et parvient à faire tomber une série de garde-fous, juridiques notamment, qui contraignaient son action. Quand ces garde-fous n’existent plus, pourquoi continuer à les respecter ? On le voit très bien avec les refus d’obtempérer. Chacun peut mesurer les effets calamiteux de l’assouplissement des règles d’ouverture du feu après la loi de 2017. On use et on abuse de la violence. Qu’une institution veuille élargir son pouvoir, c’est un classique de la sociologie. Mais dans une société démocratique, peut-on accepter l’érosion constante du contrôle et l’élargissement continu du champ d’action de celles et ceux qui ont le pouvoir d’user de la force ? Or avec la montée de la politisation de l’insécurité, la place centrale donnée aux policiers n’est pratiquement plus questionnée.

On passe de forces de maintien de l’ordre social à une police qui veille à l’application de la loi.

Il faut se tourner vers quelques initiatives étrangères, aux États-Unis ou en Espagne, par exemple, qui consistent à « dépoliciariser » certaines questions. L’idée est de dépasser l’opposition entre une police répressive et une police préventive en retirant à ses agents la résolution de certaines questions, comme des conflits d’usage de l’espace, des troubles de voisinage ou même des violences sexistes. Le pari est de mobiliser d’autres acteurs sociaux plus à même d’apporter des solutions efficaces. On sort la police pour mieux l’affecter dans la gestion des crimes et des délits. C’est une ligne politique prometteuse : on passe de forces de maintien de l’ordre social à une police qui veille à l’application de la loi.

Des exemples « prometteurs » ailleurs, alors qu’en France, certains parlent de « démocratie policière ». Comment analysez-vous ce décalage ?

Il y a d’abord un manque terrible d’imagination politique sur ce sujet, à gauche comme à droite. C’est particulièrement manifeste dans l’usage de la prison. Tous les rapports parlementaires disent que la prison est un échec, que des milliers de détenus n’ont rien à y faire. Pourtant, on vote des lois qui ont comme effet mécanique d’envoyer massivement en prison ces gens dont on n’a dit qu’ils ne devaient pas y aller. Ensuite, la sécurité est devenue un thème politique à part entière. Elle s’est déconnectée de la réalité sociale pour devenir un spectacle – complaisamment encouragé et entretenu par les médias – qui donne toute leur place aux discours d’ordre et à la démagogie punitive.

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C’est aussi ce qui explique qu’un discours sur la dépoliciarisation est plus compliqué à tenir. Pourtant, je crois vraiment qu’il faut engager une décroissance sécuritaire dans notre pays. Il y a trop de forces de l’ordre et elles sont engagées sur trop de terrains où leur action est plus néfaste qu’utile. Il faut rompre avec cette pensée magique qui croit qu’elles ont en capacité de tout résoudre, ou de s’occuper de n’importe quel problème social et donner toute sa place à des régulations alternatives.

Mais que faites-vous de toute une partie de la population qui se considère « en insécurité » ?

La décroissance sécuritaire peut être entendue par toutes et tous. Il faut bien comprendre que l’insécurité est en réalité une notion très floue, et qu’elle recouvre des réalités très différentes. Lors de réunions de quartier auxquelles j’ai participé, on vous parle tantôt de prostitution de rue, tantôt de la toxicomanie, des nuisances des bars étudiants ou de celles de jeunes dans des halls d’immeuble. Ces catégories hétérogènes n’ont de commun que de figurer sous un même label : l’insécurité.

Le poing de fer policier est la contrepartie immédiate de la main invisible du marché.

Or, n’a-t-on pas les moyens de traiter sérieusement ces problématiques autrement qu’avec le recours aux forces de l’ordre, qui vont simplement déplacer le problème ailleurs ? N’est-ce pas plus efficace de faire autrement en mobilisant des acteurs plus pertinents qui agiront sur les causes et pas seulement sur les manifestations de ces questions ? Il faut être pragmatique. Cela fait trente ans qu’on mène ces politiques de sécurité, en durcissant les peines, en multipliant les arrestations, les contrôles et le nombre de détenus. La délinquance et les désordres sociaux ont-t-ils diminué ? Non, à l’évidence. Il est donc peut-être temps de constater cet échec spectaculaire et d’explorer d’autres pistes.

Depuis trente ans, justement, les réformes néolibérales s’accélèrent et se durcissent, tout comme leurs contestations dans la rue. La police est-elle devenue le meilleur agent de l’ordre néolibéral ?

Le néolibéralisme défait la société. Il déstabilise les rapports sociaux au travail, dans la famille, dans les territoires. On voit donc émerger des désordres nouveaux qui, jusque-là, étaient régulés par ces mêmes institutions particulièrement touchées par cette dérégulation. La conséquence directe, c’est la mise en avant de la police comme nouvelle force régulatrice, avec l’idée que l’autorité doit être réaffirmée. Au XIXe siècle, les élites avaient compris que pour discipliner la population, il fallait sécuriser ses statuts, par le travail et le logement notamment – avec le paternalisme que cela pouvait induire.

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Aujourd’hui, à l’inverse, le système produit une déstabilisation des existences qui a pour conséquence immédiate l’augmentation du désordre. Et c’est à la police qu‘on confie la mission de le juguler, ce qui excède bien sûr ses possibilités. Il existe une corrélation étroite entre l’extension de la griffe policière sur nos sociétés et les dérégulations qui frappent en priorité les milieux populaires, mais également des milieux de plus en plus larges. Le poing de fer policier est la contrepartie immédiate de la main invisible du marché.

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