Betty Davis peut tout faire

Crashin’ From Passion, parution du dernier enregistrement de Betty Davis, rappelle une nouvelle fois l’exceptionnel talent de son interprète.

Pauline Guedj  • 8 janvier 2024 abonné·es
Betty Davis peut tout faire
Avant de sortir progressivement des radars, Betty Davis commençait à s’imposer comme une artiste majeure de la scène funk des années 1970.
© DR / Light in the Attic Record

Crashin’ from Passion / Betty Davis / Light in The Attic.

La citation est bien connue. De son ex-épouse Betty, Miles Davis disait dans son autobiographie, parue en 1989 : «Si elle chantait aujourd’hui, ce serait quelque chose comme Madonna ; ou comme Prince, mais en femme. » Entre 1973 et 1975, Betty Davis a publié trois albums, Betty Davis, They Say I’m Different et Nasty Gal, dont elle a composé les morceaux et sur lesquels elle est accompagnée de musiciens en vue, empruntés aux Pointer Sisters ou à Sly Stone. Premier disque paru chez une major, Island Records, Nasty Gal l’avait imposée comme une artiste provocatrice qui utilise la sexualité pour faire passer des messages féministes et maîtrise parfaitement sa voix, créatrice/projecteur des sonorités les plus folles. Un mélange entre Prince et Madonna : Miles Davis n’avait pas tort.

Après Nasty Gal, Betty Davis était progressivement sortie des radars. On l’a pensée un temps au Japon. Puis on l’a imaginée de retour en Penn­sylvanie, où elle vécut loin des studios jusqu’à son décès en février 2022. En 2009, un premier album inédit avait été publié, Is It Love or Desire ?, et en 2017, un documentaire, Betty : They Say I’m Different, était venu raviver sa mémoire, diffusant ses paroles à défaut de montrer son visage. Avec le temps, Betty Davis commençait donc à s’imposer comme une artiste majeure de la scène funk des années 1970. Non seulement l’une des figures les plus libres du mouvement, mais aussi novatrice et audacieuse dans ses compositions.

Paru récemment, Crashin’ From Passion est un nouveau témoignage de sa puissance. Enregistré en 1979, le disque avait été tout bonnement remisé par la production et abandonné par son interprète qui, en 1980, fut profondément bouleversée par le décès de son père. Une version non officielle en était parue en 1995 avant que le label Light in the Attic ne se ressaisisse des bandes pour en proposer la version actuelle. Sur le disque, comme sur chaque proposition de Betty Davis, la liste des musiciens impressionne : Martha Reeves, Carlos Morales, certains membres des Pointer Sisters et surtout, bien présent et inspiré, Herbie Hancock aux claviers.

Bobine de l’élégance

Crashin’ From Passion s’ouvre avec un vrai hymne, « Quintessence of Hip », qui évoque les grands noms de la musique noire, Miles, Billie, John Coltrane, et cite des titres phares : « Respect » d’Aretha Franklin, « Family Affair » de Sly Stone et « Superstition » de Stevie Wonder. Betty Davis se hisse au niveau de ces maîtres et revendique pour elle aussi le « hip », élégance et « coolitude ». Les morceaux suivants ne cesseront de tirer cette bobine de l’élégance. On réinvente le disco avec « She’s a Woman », ballade de sept minutes au solo de saxophone inattendu, « I’ve Danced Before » ou « All I Do is Think of You », à la ligne de basse appuyée et aux mélodies soyeuses.

Comment est-il possible qu’un tel disque soit resté si longtemps sur une étagère ?

On regarde vers la Caraïbe avec l’envoûtant « No Good at Falling in Love » et vers Philadelphie, ville de Pennsylvanie dont Betty Davis revendique forcément l’héritage, avec des ballades aux arrangements sophistiqués mais jamais sirupeux. Le funk est aussi au rendez-vous. « I Need a Whole Lot of Love » aurait pu figurer dans Nasty Gal avec ses voix en questions-réponses et sa guitare entêtante, tout comme le morceau-titre « Crashin’ From Passion », une petite bombe, grâce à l’inventivité des claviers de Herbie Hancock évoquant Stevie Wonder.

Tout est beau et abouti – dès le premier morceau, on ne peut que se demander comment il est possible qu’un tel disque soit resté si longtemps sur une étagère – et puis le huitième titre arrive, « Hangin’ Out in Hollywood », qui laisse pantois et convainc finalement qu’on a un vrai chef-d’œuvre entre les mains. Complicité entre Betty Davis et Herbie Hancock oblige, le morceau tisse avec une finesse inégalée des liens entre le swing aérien de sa mélodie d’ouverture et le binaire lourd de ses passages funk, comblant le gouffre qui oppose parfois ces musiques avec une aisance qui laisse sans voix. Betty Davis est une artiste éclectique, nous le savions, mais cette approche multigenre prend ici tout son sens. À l’intérieur d’un même titre, elle peut tout faire.

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Musique
Temps de lecture : 4 minutes