Aux États-Unis, l’impossible retour à la normale

Trois ans après son investiture, Joe Biden n’a pas réussi à apaiser les tensions héritées de son prédécesseur. La polarisation entre les démocrates et les républicains est toujours aussi importante qu’au moment de son élection.

Edward Maille  • 12 février 2024
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Aux États-Unis, l’impossible retour à la normale
Un bureau de vote à North Charleston, en Caroline du Sud, le 3 février 2024, lors de la primaire démocrate.
© Jim WATSON / AFP

Jessie Detwiler a grandi en regardant Fox News avec sa famille « évangélique et conservatrice ». Depuis une dizaine d’années, l’infirmière de 29 ans, qui vit à Atlanta, dans le sud-est du pays, se définit comme « libérale et progressiste ». Elle continue de fréquenter ses parents malgré les différences politiques, mais constate avec fatalité le fossé qui les sépare.

Jessie Detwiler a vu la situation empirer en 2016 avec l’élection de Donald Trump et le basculement des médias conservateurs et leur lot de désinformation. Elle a voté pour Joe Biden en 2020 avec l’espoir que les tensions s’apaisent. En vain. « Joe Biden n’a pas pu réparer la situation, il n’a pas pu réduire l’écart dans la société comme beaucoup l’espéraient. Je pense que la société est encore plus polarisée aujourd’hui, surtout à droite, et je ne vois personne pour y remédier », regrette-t-elle, avec un sentiment d’« épuisement » dès qu’elle parle de politique avec ses amis.

« C’est un parti contre l’autre »

Le président démocrate s’est fait élire il y a trois ans en promettant d’effacer les années Trump. Sauf que les divisions demeurent. « C’est le plus haut niveau de polarisation par rapport aux partis qu’on a eu dans notre vie politique, explique Marc Hetherington, professeur de science politique à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill. Elle s’est développée au cours de la dernière vingtaine d’années, et a atteint son sommet avec l’élection de Donald Trump, puis celle de Joe Biden en 2020. »

La question de l’accès à l’avortement cristallise les tensions.

Les clivages s’expliquent par les prises de position antagonistes des démocrates et des républicains sur différents sujets : les droits des minorités et des Afro-Américains, l’avortement, le contrôle des armes à feu et les questions liées à l’immigration. « Ces divisions remontent aux années 1960, avec le mouvement pour les droits civiques, la guerre du Vietnam et les revendications pour l’égalité des genres. Mais il y a une trentaine d’années, ces questions divisaient les partis en interne. Aujourd’hui, c’est un parti contre l’autre », continue le chercheur.

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La question de l’accès à l’avortement cristallise les tensions. Les démocrates ont fait campagne pour sa légalisation après la décision de la Cour suprême de renverser l’arrêt « Roe vs Wade » en 2022, rendue possible après les nominations de juges conservateurs par Donald Trump. Depuis, les législations conservatrices abondent. L’avortement est proscrit dans 21 États, allant d’une interdiction complète à des limites après un certain nombre de semaines.

Joe Biden et sa vice-présidente, Kamala Harris, s’y sont fermement opposés, mais peinent à inverser la situation, qui dépend de chaque État. Donald Trump s’est ainsi récemment vanté dans un meeting dans l’Iowa pour les primaires du Parti républicain en janvier : « Pendant cinquante-quatre ans ils ont essayé de renverser “Roe vs Wade”, et je l’ai fait, et je suis fier de l’avoir fait. »

L’électorat noir espérait des changements

La question de l’égalité pour les minorités et les Afro-Américains est également au centre des préoccupations. L’élection de Joe Biden suivait de quelques mois la mort de George Floyd et du mouvement Black Lives Matter. L’électorat noir, dont le vote a été déterminant pour sa victoire en 2020, espérait des changements importants. En décembre 2023, seulement 50 % des adultes noirs soutenaient Joe Biden, contre 86 % en juillet 2021, selon un sondage AP-NORC. L’année 2023 a enregistré un record de violences policières, avec plus de 1 100 personnes tuées par la police, les personnes noires étant surreprésentées parmi les victimes.

La diffusion des fake news n’a pas cessé ces dernières années.

En plus des clivages sur les questions sociétales, les républicains critiquent le bilan économique de Joe Biden. Pourtant, le taux de personnes sans emploi était de 3,7 % en janvier 2024 et l’inflation a été réduite de moitié (la question du logement reste malgré tout une préoccupation). En dépit de ces chiffres, la polarisation laisse peu de place au débat. « Peu importe l’état réel de l’économie, chaque républicain estime que l’économie est catastrophique avec un raisonnement partisan », détaille Marc Hetherington.

Une plus grande défiance vis-à-vis des élections

La diffusion des fake news n’a pas cessé ces dernières années. « C’est une grande partie du problème. Les personnes qui suivent les médias d’extrême droite sont très isolées en termes d’information. Tout ce que l’on suppose être vrai ne l’est pas pour elles. La vérité devient difficile, car elles ne s’appuient pas sur des preuves et ne font pas confiance à celles qui en ont. Les gens à gauche ont également leurs sources d’information, mais ne sont pas aussi isolés », explique Lilliana Mason, professeure associée de science politique à l’université Johns Hopkins.

Les MAGA se sont séparés des Républicains normaux.

A. Tucker

Ces visions alternatives de la réalité entraînent une faible confiance des citoyens envers les institutions et le processus démocratique. En mai 2023, plus de 60 % des républicains estimaient que l’élection de Joe Biden était illégitime, selon un sondage de CNN-SSRS. Donald Trump n’a pas admis sa défaite en 2020, menant à l’insurrection du Capitole le 6 janvier 2021 et à sa tentative de renverser les résultats, ce qui lui vaut aujourd’hui d’être poursuivi sous plusieurs chefs d’inculpation.

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Toutes les formes d’élections, locales ou nationales, en font aujourd’hui les frais. Anita Tucker est membre du comité d’élection du comté de Forsyth, au nord d’Atlanta, où Donald Trump a été élu avec 65 % des voix. La démocrate doit veiller avec quatre autres personnes au bon déroulement des scrutins. En 2022, plus de 49 000 procédures pour contester des voix ont été recensées (une procédure permise par la législation locale). « C’est du jamais-vu », s’inquiète-t-elle.

Anita Tucker constate également les tensions au sein du Parti républicain local depuis 2020. « Les MAGA [Make America Great Again, partisans de Donald Trump, N.D.L.R.] se sont séparés des Républicains normaux. Ils ont pris la direction du parti local, et les autres Républicains modérés ont peur de parler. Et si vous n’êtes pas d’accord avec eux, vous êtes exclus. »

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