Le stade de foot, laboratoire de la surveillance des foules

Par leur architecture, leur articulation avec la ville, les technologies qui s’y déploient et les mesures qui visent à réprimer certains supporters, les terrains de foot sont des lieux tout trouvés pour expérimenter les méthodes de contrôle.

Romain Haillard  • 25 avril 2024 abonné·es
Le stade de foot, laboratoire de la surveillance des foules
© Olena Bohovyk / Unsplash

À Brest, ce 7 avril, c’est jour de match. Par petits groupes, des supporters remontent à pied la rue Jean-Jaurès, l’écharpe rouge et blanche enroulée autour du cou ou nouée autour du poing. Ils se dirigent vers le stade Francis-Le Blé, maison de l’équipe locale située en centre-ville, entre des immeubles d’habitation et une cité scolaire.

Quand les Ty-Zefs jouent à domicile, les fans occupent la rue de Quimper, fermée à la circulation pour l’occasion, et se retrouvent entre les entrées du stade, où commencent les fouilles, et le Pénalty, bar mythique où se joue la 3e mi-temps. Des policiers en faction ne bougent pas de leur véhicule et dévisagent les arrivants, notamment pour repérer les éventuels interdits de stade. Dans l’enceinte sportive, les caméras scrutent les files d’attente de supporters, mais se braquent surtout sur la « RDK » (pour Route de Kemper), tribune réservée aux Celtic Ultras et Ultras brestois. Le stade Francis-Le Blé n’échappe pas au jeu d’équilibriste auquel doit se livrer un organisateur de match professionnel. Il faut vendre des billets et sécuriser le public sans sacrifier la convivialité.

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Sorti de terre en 1922, le stade populaire est sur le point d’être enterré par l’Arkéa Park, du nom de la banque bretonne qui cofinance le projet. La nouvelle maison du Stade brestois 29 (SB29) se situera au Froutven, une zone commerciale à Guipavas, une commune limitrophe. Cette nouvelle enceinte n’accueillera pas nécessairement plus de supporters, le nombre de places restant à 15 000, mais permettra d’engranger davantage d’argent pour le club et ses recrutements. Prévu pour 2027, il rejoindra la cohorte des stades de périphérie, aux airs de galerie marchande sécuritaire à l’environnement neutralisé et aseptisé.

C’est un modèle de sécurité à l’inverse de celui de la forteresse, celui du flux continu.

P. Landauer

Dans cette catégorie, le Stade de France fait figure de référence, selon Paul Landauer, professeur à l’École d’architecture de la ville et des territoires Paris-Est, auteur de L’Architecte, la ville et la sécurité (PUF, 2009). « C’est un modèle de sécurité à l’inverse de celui de la forteresse, celui du flux continu. » Avec sa capacité de plus de 80 000 places, le stade et ses alentours ont été conçus pour que les tribunes puissent être évacuées en sept minutes.

La préfecture se pique d’urbanisme

Dans son ouvrage, Paul Landauer fait ce constat : le souci de contrôler les foules de supporters a modifié la manière de concevoir des stades, puis l’espace public. « À trop vouloir dénoncer un urbanisme sécuritaire de la clôture, nous remarquons moins cet autre modèle, issu des stades et des aéroports », pointe l’architecte. Le Stade de France est en effet inspiré d’un terminal de l’aéroport JFK de New York. Lui y voit «des lieux pour le mouvement [dans] des villes hostiles où nous ne nous fixons pas, où nous ne nous rencontrons plus».

Un inconfort exploré également par Thomas Jusquiame, auteur de Circulez : la ville sous surveillance (Marchialy, 2024). Comme Paul Landauer, il étudie les effets d’une approche à la croisée de l’architecture, de l’urbanisme et la sécurité : la prévention situationnelle. « Selon ces principes, l’espace serait générateur de délits et de crimes», rapporte le journaliste. Il faut alors modeler l’espace pour empêcher les délinquants d’agir et faciliter l’intervention des forces de l’ordre. « Il y a une aseptisation de l’espace par tout un tas de techniques : la chasse aux ombres, aux caches, à la végétation trop touffue», énumère-t-il.

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Depuis 2007, la loi rend obligatoire la production d’une étude de sûreté et de sécurité publique (ESSP) pour toute construction d’établissement recevant du public de catégorie 1. Les stades en font partie. L’Arkéa Park ne fera pas l’impasse sur cette obligation et les services de la préfecture auront un droit de regard sur les moyens mis en œuvre pour intégrer les enjeux propres à la prévention situationnelle. Cette étude se prononce notamment sur l’opportunité ou non d’installer un système de vidéosurveillance. « Ce n’est pas l’unique solution, mais elle est systématiquement déployée, explique Thomas Jusquiame. Et la caméra aime ces lieux aseptisés. »

Ce type d’infrastructure, pour les entreprises de la surveillance, c’est une belle occasion de business.

T. Jusquiame

Surtout, ces espaces attisent les convoitises des industriels. « Ce type d’infrastructure, pour les entreprises de la surveillance, c’est une belle occasion de business », ajoute le journaliste. Les plus grands stades peuvent cumuler jusqu’à plusieurs centaines de caméras, c’est-à-dire autant sinon plus qu’une ville entière.

Ce dimanche, les Ty-Zefs jouent contre les Grenats du FC Metz. Dans le parcage visiteurs grillagé, pour éviter les affrontements avec les supporters adverses, une poignée d’ultras messins de la Horda Frénétik ont fait le déplacement. Pour eux, l’appétit des industriels de la surveillance n’est pas une vue de l’esprit, ils en ont déjà été la proie.

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Xavier s’en souvient. Il a été le responsable d’un des plus gros groupes d’ultras du FC Metz, la Génération Grenat, désormais mis en sommeil. En janvier 2020, des contrôles plus poussés à l’entrée du stade interpellent certains supporters. « C’était bizarre, les agents de sécurité demandaient aux gens de retirer les lunettes, les bonnets et les casquettes », témoigne l’ancien ultra. Olivier Tesquet, journaliste à Télérama, révèle alors dans une interview donnée à StreetPress, que l’entreprise messine Two-I expérimente la reconnaissance faciale au stade Saint-Symphorien.

Tollé chez les supporters. Malgré des rendez-vous mensuels entre la présidence du stade, ses services de sécurité et les représentants des groupes de supporters, jamais ils n’ont entendu parler d’une telle expérimentation. Dans la foulée, l’Association nationale des supporters (ANS) publie un communiqué titré : « Nous refusons de devenir des rats de laboratoire de la reconnaissance faciale ».

Solutions magiques

Le club précise que la technologie ne serait pas testée sur les supporters, mais sur des employés de Two-I dans le stade à vide. Il admet cependant qu’une telle solution serait bien pratique pour faire la chasse aux interdits de stade. De son côté, la ministre des Sports de l’époque, Roxana Maracineanu, déclare à France Bleu que ces expérimentations sont à « valoriser », notamment dans la perspective des grands événements organisés en France, Mondial de rugby et Jeux olympiques et paralympiques (JOP) en tête.

Quatre ans plus tard, le gouvernement a renoncé à intégrer la reconnaissance faciale dans son dispositif de sécurisation des JOP, mais s’est rabattu sur huit cas d’usage de surveillance dite algorithmique, dont les premiers tests ont été effectués autour de l’Accor Arena, à Paris.

Le monde du foot est très perméable aux solutions magiques .

R. Evain

« Le monde du foot est très perméable aux solutions magiques», confirme Ronan Evain, directeur du Football supporters Europe (FSE), qui a la reconnaissance faciale dans le viseur. « Deux cas sont régulièrement observés : soit la reconnaissance faciale bénéficie d’un effet d’opportunité avec une introduction dans le droit exceptionnel, comme en 2018 avec la Coupe du monde de foot en Russie ; soit elle arrive plus discrètement, quand des clubs sans gros moyens sont approchés par des entreprises qui souhaitent entraîner leurs algorithmes. »

En France, la tentation technologique des stades s’explique, selon Ronan Evain, par la pression sur les clubs « des instances disciplinaires de la Ligue de football professionnel (LFP), notamment en matière d’introduction d’engins pyrotechniques dans les enceintes sportives. » Le règlement de la LFP instaure une obligation de résultat, sous peine d’amende. Les sanctions vont de 1 000 euros à chaque engin pyrotechnique allumé jusqu’au huis clos total ou partiel du match suivant. «Cette obligation de résultat incite les clubs à se mettre dans l’illégalité, avec des fouilles au corps trop poussées, ou à trouver ces solutions magiques non autorisées», explique Ronan Evain.

Sortir le dispositif du stade

Dans une série d’articles de L’Équipe, les journalistes Clément Le Foll et Clément Pouré ont révélé que plusieurs clubs avaient envisagé d’utiliser ces technologies, dont le Paris-Saint-Germain dès 2007 et l’Olympique de Marseille en 2021. La LFP elle-même pourrait être tentée par une généralisation de l’outil, confortée par un rapport remis en 2022 par le criminologue Alain Bauer, dans lequel il recommande son utilisation, notamment pour repérer les interdits de stade.

En 2006, l’article L332-16-1 du code des sports a créé l’interdiction administrative de stade. La mesure peut être prise par un préfet, sans passer par un juge. Un supporter visé par une telle interdiction peut se voir obligé de pointer au commissariat les jours de match. Le dispositif, semblable aux interdictions de manifester, a été débattu à plusieurs reprises au sein des hémicycles français après une utilisation très efficace contre les militants écologistes en 2015, lors de la COP 21, pendant l’état d’urgence.

Les techniques imaginées dans les stades n’ont pas vocation à y rester. Paul Landauer a écrit son livre en 2009. Quinze ans plus tard, il regarde avec une certaine appréhension la tenue des Jeux à Paris. Il y voit l’accélérateur pour un « Grand Paris touristico-sécuritaire ». Avec une ville bouclée pour le spectacle et une cérémonie géante le long de la Seine, le savoir-faire pourra enfin sortir du stade.

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Société
Publié dans le dossier
Sport et société
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