Conflit israélo-palestinien : l’impossible dialogue à gauche ?

Entre LFI, le PS, le PCF et les Écologistes, l’atmosphère est devenue tendue. Si tous sont d’accord sur la nécessité d’un cessez-le-feu à Gaza et condamnent les convocations en justice pour « apologie du terrorisme », les positions sont crispées et les anathèmes fusent.

Nils Wilcke  • 2 mai 2024 abonné·es
Conflit israélo-palestinien : l’impossible dialogue à gauche ?
Mobilisation d'étudiants, devant Sciences Po, à Paris, en soutien au peuple palestinien.
© DR

La scène a lieu le samedi 20 avril à l’hôtel de ville de Paris, où se tient un grand « banquet de la fraternité » pour fêter les 120 ans du journal communiste ­L’Humanité. Le gratin politique, associatif et militant de la gauche est invité. Jean-Luc Mélenchon, Anne Hidalgo, Fabien ­Roussel font partie des 600 convives. Les trois représentants de la gauche s’ignorent ostensiblement, à l’image des relations glaciales entre les anciens alliés de la Nupes. L’ambassadrice de Palestine, Hala Abou Hassira, est ovationnée par la salle, à l’exception du député socialiste Jérôme Guedj.

« Il avait les bras croisés, il ne voulait pas l’applaudir, c’était assumé », témoigne le journaliste indépendant Mourad Guichard, qui se trouvait en face de l’élu. Sollicité par Politis, le socialiste affirme qu’il discutait avec son homologue de La France insoumise Alexis Corbière, ce que ce dernier confirme. « Il y a une injonction à réagir sur tous les sujets, c’est épuisant, s’agace l’élu. Moi aussi je pourrais reprocher à LFI de ne pas en faire assez pour la libération des otages (israéliens, N.D.L.R.), c’est la faute originelle du communiqué du 7 octobre des insoumis », ajoute le député.

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Notre confrère, lui, maintient que les deux élus ne discutaient pas au moment des applaudissements. L’anecdote en dit long sur le climat à gauche depuis l’attaque du Hamas sur des Israéliens, qui a fait 1 160 morts, principalement des civils : chaque geste et chaque prise de parole sont scrutés à l’aune du soupçon d’antisémitisme ou de minimisation du calvaire des Palestiniens, depuis la riposte israélienne qui a fait plus de 34 000 morts.

« Un schisme inédit depuis l’affaire Dreyfus »

« On peut parler de schisme, il faut remonter à l’affaire Dreyfus pour constater une telle cassure à gauche », assure l’historien Robert Hirsch, membre du Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes (Raar). Pourtant, LFI défend « la reconnaissance d’un État palestinien ayant le droit à la continuité territoriale, sur la base de la solution à deux États par l’application pleine et entière des résolutions de l’ONU » à partir des frontières du cessez-le-feu de 1949, c’est-à-dire avant la guerre des Six-Jours.

Cette position officielle est conforme à la position historique de la France et des autres formations de gauche. « Nous n’avons pas varié d’un pouce, ce sont les autres partis de gauche qui sont restés dans leur grotte », affirme un proche de Jean-Luc Mélenchon à Politis. Une lecture des événements qui fait bondir le PCF, le PS et les Écologistes.

Jean-Luc n’a jamais été intéressé par le Proche-Orient. Son truc, c’est l’Amérique du Sud.

« Le PCF a toujours été favorable à la solution à deux États, il n’y a pas d’inflexion de notre part », répond le sénateur Ian Brossat, en dépit de la grogne de certains militants qui pensent au contraire que la direction n’en fait plus assez pour les Palestiniens – peut-être parce qu’il n’est plus temps de s’en tenir à un slogan de pure forme. « Pour qu’il y ait un État palestinien viable, il faut aussi un démantèlement des colonies, et ça, c’est compliqué », poursuit l’élu communiste.

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« LFI appuie sur cette question pour des raisons stratégiques », soupire-t-on à la direction des Écologistes, durement visée par les insoumis. Une hypothèse partagée par plusieurs élus de LFI qui tiennent à conserver l’anonymat. « Jean-Luc n’a jamais été intéressé par le Proche-Orient. Son truc, c’est l’Amérique du Sud, il n’a jamais mis les pieds en Israël », confie l’un de ses anciens compagnons de route, atterré par ce qu’il désigne comme des « outrances » du fondateur de LFI.

En réalité, plusieurs points ont contribué à fracturer l’alliance de la Nupes. Outre les circonvolutions de LFI pour qualifier le Hamas, certains élus défendent un État unique binational, sur la ligne de Mariam Abou Daqqa, que la députée insoumise Ersilia Soudais (1) avait voulu inviter à l’Assemblée nationale, en novembre 2023 – sans succès, la militante palestinienne ayant été expulsée de France par Gérald Darmanin.

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La députée LFI est la fille de Michel Soudais, rédacteur en chef adjoint de Politis.

Pour Rima Hassan, propulsée 7e sur la liste des insoumis aux européennes, c’est la question de l’égalité des droits qui prime, comme elle le rappelle dans un entretien à Politis. « À mesure que la colonisation envahit la Cisjordanie et Jérusalem-Est, et que la solution à deux États devient de plus en plus impraticable, c’est la question de l’égalité des droits entre juifs et ­Palestiniens, musulmans ou chrétiens, qui se pose. C’est la colonisation qui, d’une certaine façon, replace l’État binational dans l’actualité », affirme la juriste franco-­palestinienne.

Le débat fait rage aussi chez les ­Écologistes. La direction a semblé un temps tétanisée à l’idée d’être soupçonnée de ­minimiser le massacre du 7 octobre. « Pendant deux jours, on n’a pas pu communiquer, et Israël a attaqué le 9 octobre», regrette la sénatrice écologiste Raymonde Poncet-Monge. Pour l’élue écologiste, l’État hébreu a « imposé son story­telling », appelant à un soutien inconditionnel sans « rappeler le contexte préalable » à l’attaque du Hamas.

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La sénatrice, qui dit s’appuyer sur le droit international, déplore que le parti n’ait pas signé le communiqué de LFI à cause du terme « génocide », pourtant avancé par la Cour internationale de justice. « Il y a eu un débat interne animé », euphémise l’élue : « Des cadres de la motion majoritaire ont mis une pression folle pour ne pas intervenir », confirme un parlementaire écolo.

Est-ce qu’on a compris que l’avenir de l’Europe passe aussi par Gaza, et pas seulement par l’Ukraine ?

R. Poncet-Monge

En ligne de mire, des élus locaux comme Nadine Herrati, proche de Marine Tondelier et prompte à tenter d’influer sur la ligne historique du parti. L’ex-présidente du conseil fédéral, le parlement interne, a finalement claqué la porte le 19 avril, dénonçant l’utilisation par les Écologistes du terme « génocide » (dans une tribune du Monde du 30 mars) pour qualifier la situation à Gaza. Pas suffisant pour Raymonde Poncet-Monge, qui regrette que Marie Toussaint ne « se saisisse pas de la question » de la Palestine dans sa campagne des européennes. « Est-ce qu’on a compris que l’avenir de l’Europe passe aussi par Gaza, et pas seulement par l’Ukraine ? Je n’en suis pas sûre au vu de ses discours », observe la sénatrice.

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Le même reproche est fait au candidat du PS et de Place publique, Raphaël Glucksmann, accusé de mettre le sort des habitants de Gaza sous le tapis. L’eurodéputé a effleuré le sujet lors de son meeting de campagne à Strasbourg, le 24 avril, présentant son « Agenda 2030 » sur l’Europe. « Le PS n’a jamais été sensible à la cause palestinienne », tranche un proche de Jean-Luc Mélenchon. Tandis que les socialistes reprochent aux insoumis d’avoir « fait une OPA sur la cause palestinienne », notamment lors de l’occupation de Sciences Po le 26 avril, comme l’explique un soutien de Glucksmann. LFI, pour sa part, ne digère pas le manque de soutien des autres formations de gauche face à l’annulation de la conférence de Jean-Luc Mélenchon et de Rima Hassan à Lille.

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«On est dans un contexte d’attaques orchestrées par l’extrême droite et les macronistes pour empêcher Jean-Luc de s’exprimer, ça va au-delà de la campagne, assure l’un de ses proches. Les reproches des fachos, on gère, mais que des socialistes comme Jérôme Guedj nous reprochent nos prises de position contre Netanyahou, c’est révoltant. » Une accusation un peu rude : on ne peut accuser Guedj de soutenir Netanyahou. Le député socialiste rétorque en effet qu’il défend une ligne médiane : « Je condamne sans réserve le suprémacisme religieux du gouvernement israélien. LFI me met une cible dans le dos à l’approche des élections. C’est sa stratégie de clivage ».

Maccarthysme à la française

Les convocations policières de Rima Hassan puis de la députée Mathilde Panot à la suite des plaintes pour « apologie du terrorisme » déposées par l’Organisation juive européenne, un collectif d’avocats dont les positions rejoignent celles de l’État d’Israël, n’ont pas davantage permis à la gauche de resserrer les rangs. Même si le patron du PS, Olivier Faure, a dénoncé « une atteinte grave à la démocratie » et si son homologue écologiste, Marine Tondelier, a fustigé « la loi Cazeneuve de 2014, qui a permis de limiter l’expression politique sous prétexte d’apologie du terrorisme ».

Les élus sollicités par Politis sont d’accord sur un point : l’atmosphère est devenue irrespirable à gauche, d’autant que le nombre de personnalités politiques et syndicales ciblées par la justice pour leur défense des Palestiniens s’accroît de jour en jour. La solidarité avec la cause palestinienne se retrouve dans le viseur du gouvernement, même s’il s’en défend. « On se croirait revenu au temps du maccarthysme, mais à la française, c’est la peur du rouge », souffle une députée LFI qui s’attend à être la prochaine sur la liste.

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« La gauche est désemparée par la situation en Israël, admet Jérôme Guedj. La droitisation de la vie politique nous a fait perdre des contacts sur place, mais LFI joue avec le feu en créant des lignes de fracture avec les autres partis de gauche. » Le débat serait-il devenu impossible ?

« Il faut un cessez-le-feu à Gaza, on est tous sur cette position, au moins », soupire un député LFI, pas dupe d’une certaine récupération du conflit par son parti. « Le manque d’empathie des insoumis, et en particulier de Jean-Luc Mélenchon, ressenti par une partie de la communauté juive l’a coupé de la gauche, ce qui est dramatique parce qu’il en est l’un des principaux représentants, désormais, qu’on le veuille ou non », assure l’historien Robert Hirsch. « Les juifs français, plutôt marqués à gauche traditionnellement, se sont droitisés au fil des années. Le couple Klarsfeld en est l’un des exemples les plus flagrants. »

Il faut organiser ensemble un grand meeting unitaire de la gauche sociale et politique.

O. Besancenot

Un sursaut de la gauche pourrait-il cependant advenir ? « Il faut faire front au-delà des désaccords », suggère Olivier Besancenot. L’ancien candidat du NPA aux présidentielles de 2002 et 2007 appelle sur X à « organiser ensemble un grand meeting unitaire de la gauche sociale et politique contre le cours répressif » sur la Palestine. Une proposition saluée par la tête de liste Manon Aubry, les députées écologistes Sandrine Rousseau et Cyrielle Chatelain, mais boudée par le PCF et le PS. Sera-t-il entendu ?

En attendant, le bilan humain palestinien s’alourdit chaque jour et pourrait s’aggraver avec l’offensive terrestre planifiée à Rafah par le gouvernement Netanyahou. « Il ne faut plus perdre de temps », alerte la sénatrice écolo Raymonde Poncet-Monge.

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