Quand la colère des femmes fait désordre social
Souvent reléguée au plan intime, la colère est peu valorisée dans la société. Un collectif de six autrices féministes s’attelle à mettre en lumière la portée politique d’une émotion diabolisée.
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© STEPHANE DE SAKUTIN / AFP
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C’est en tout cas l’idée développée par six autrices – Pauline Harmange, Kiyémis, Lucile Bellan, Fatima Ouassak, Douce Dibondo et Daria Marx – dans l’ouvrage collectif Fruits de la colère. Embras(s)er nos débordements (Les Insolentes, 2022). Pour comprendre la dimension politique de la colère, il faut s’intéresser à sa réception. Même les émotions n’échappent pas aux logiques de domination : dans une société blanche et hétéropatriarcale (ou « blantriarcale hétéro », selon les mots de Douce Dibondo), certaines colères sont considérées comme plus légitimes que d’autres.
Quand un homme politique se met en colère, par exemple, il est souvent perçu comme un militant engagé, un bon orateur, voire un père de la nation à l’autorité naturelle. Son statut légitime sa colère. Ainsi, quand Jean-Luc Mélenchon ou Emmanuel Macron s’énervent, ils sont décrits comme des tribuns. « Au fond, le droit de se mettre en colère est le droit d’exister politiquement. C’est ce droit qui est refusé aux personnes minorisées », précise l’essayiste Fatima Ouassak.
Backlash
Cet ouvrage permet de mesurer les stéréotypes genrés que renvoie la colère. « Hystérique », « émotive », « incontrôlable » : les qualificatifs sexistes ne manquent pas quand il s’agit de qualifier les femmes qui se mettent en colère. Reprenons l’exemple de la sphère politique. Quand une femme s’énerve, on lui enjoint vite de se calmer. Il suffit de voir les réactions médiatiques lorsque Sandrine Rousseau s’émeut au cours d’un débat. Elle agit à rebours de la « performance de genre » qu’on attend d’elle, concept mis en avant par la philosophe états-unienne Judith Butler.
« Le système des hommes est bien huilé, il écarte les femmes qui se rebellent, en les plaçant jadis à l’asile ou au bûcher, et en les traitant maintenant de mal-baisées ou de lesbiennes frustrées », décrypte Daria Marx. « Je me demande combien de siècles de thérapie collective il faudrait aux femmes pour retrouver la colère. […] Celles qui s’en réclament ne sont d’ailleurs plus tout à fait vues comme des femmes, ce sont d’abord des féministes, des lesbiennes, des folles. Est-ce qu’on est encore une femme lorsqu’on retrouve sa colère ? »
Dans une société blanche et hétéropatriarcale, certaines colères sont considérées comme plus légitimes que d’autres.
Page après page, les autrices mettent en lumière le backlash qui frappe les femmes qui osent se mettre en colère. Alors la plupart préfèrent se taire, quitte à ignorer leur colère, à oublier qu’elles en sont pourvues. Une autocensure confirmée par la militante féministe Caroline De Haas dans le podcast Émotions (Louie Media) : « Je pense que j’ai intégré [le backlash]. Quand je suis sur un plateau télé ou à la radio, je vais particulièrement maîtriser ma colère, parce que je sais qu’elle pourrait être utilisée contre moi, et donc me faire perdre en pédagogie. »
Aucun milieu n’échappe à la règle genrée. En matière de justice, la colère des femmes qui portent plainte pour des faits de violence est aussi très mal perçue. Il faut être la « bonne » victime. Celle qui tremble, pas celle qui crie. « Les avocats, et même les avocates, donnent tous·tes le même conseil : pas de colère, que des larmes et une toute petite voix », avance Fatima Ouassak. L’exemple médiatique le plus récent, c’est celui du procès de Christophe Ruggia.
La plaignante, Adèle Haenel, a quitté la salle d’audience de rage pour échapper à ce qu’elle décrit comme des mensonges formulés par son agresseur. La presse s’empare du moment, l’attitude de l’actrice fait l’objet de débats sur les plateaux télé. Dans sa plaidoirie, l’avocate de Christophe Ruggia utilise l’émotion de l’actrice pour porter le discrédit sur ses propos. Elle est là, la colère qui vient rompre l’omerta, qui vient « percer le mur du silence », comme l’écrit Douce Dibondo.
En marge de la marge
Les stéréotypes racistes font, eux aussi, le jeu de l’invalidation des émotions. Une personne racisée en colère est renvoyée à l’image colonialiste du « sauvage », sa réaction est perçue comme « primitive ». Une idée raciste qui arrange le pouvoir politique, comme le souligne Fatima Ouassak : « Objectivement, ce sont les musulman·es qui sont en danger socialement et auraient toutes les raisons d’être en colère. La manipulation consiste à inverser les rapports de domination : faire que la minorité soit vue comme menaçante. Les minorités deviennent les classes dangereuses. Les classes dominantes et privilégiées deviennent les “Français·es-en-colère”. »
Il suffit de voir les différences de traitement médiatique entre une révolte dans les banlieues et une manifestation d’agriculteurs. À l’image du cliché de la « bonne victime » précédemment décrit, la perception qu’on a de la colère des personnes racisées renvoie directement au stéréotype du « bon immigré ». Celui qui sera au service des politiques par sa force de travail, qui ne s’insurgera pas contre ses conditions d’accueil, qui enseignera à ses enfants à se faire les plus discrets possible pour bien « s’intégrer ». La colère expose celui qui l’exprime auprès de la classe dominante : un patron, un policier, un agent de l’administration. Elle marginalise les individus déjà en marge.
Et plus on se trouve à l’intersection des discriminations, plus la colère est invalidée. Dans Fruits de la colère, la journaliste Douce Dibondo convoque l’image de l’angry black woman, un cliché raciste qui laisse entendre que les femmes noires sont tout le temps en colère. Si cette colère est constante, alors elle apparaît plus comme un trait de personnalité que comme une réaction légitime à une injustice. Une nouvelle fois, l’émotion est invalidée, reléguée à l’intime, et la dimension politique évacuée.
Une analyse que faisait déjà la militante afroféministe bell hooks en 1996 dans son ouvrage Rage assassine : mettre fin au racisme (Divergences) : « Il est utile pour le patriarcat capitaliste suprémaciste blanc de faire apparaître toute rage noire comme pathologique plutôt que d’identifier la structure dans laquelle cette rage fait surface. » Un projet politique, donc, qui selon l’essayiste états-unienne Audre Lorde serait mis en œuvre grâce à la collaboration des femmes blanches, à qui on apprend à percevoir le racisme comme une fatalité afin qu’elles ne s’insurgent pas du sort réservé à leurs sœurs racisées.
Émotion citoyenne
Si les travaux avant-gardistes d’Audre Lorde infusent Fruits de la colère, c’est aussi parce qu’elle a été la première à distinguer plusieurs types de colère. L’une d’elles, la colère « lordéenne », transforme le ressentiment face à une injustice en une énergie vertueuse qui pousse à agir : « Chaque femme dispose d’une réserve de colère potentiellement utile contre les oppressions […]. Utilisée avec précision, elle peut devenir une source d’énergie puissante au service du progrès et du changement », écrit l’essayiste dans De l’usage de la colère (Sister Outsider, éditions Mamamelis).
La colère des dominés dérange le pouvoir en place, qui se charge bien volontiers de la réprimer et de la disqualifier.
Cette colère, c’est celle qui, après la mort de George Floyd, amène des citoyens du monde entier à protester dans les rues. Celle qui a porté le Printemps arabe dans les années 2010. Celle aussi qui a poussé les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles à se lancer dans une grève victorieuse. Celle qui est à l’origine de la création du collectif écologiste Mères en colère, fondé en 1997 pour s’opposer aux politiques pro-nucléaires. Les contestations naissent de la colère contre les privilèges de classe, de race, de genre ; l’accès aux émotions motive l’acte, et parfois la prise de risques. Elle génère l’adrénaline qui pousse à l’action. C’est elle aussi qui mène à l’intersectionnalité des luttes de gauche.
Évidemment, donc, la colère des dominés dérange le pouvoir en place, qui se charge bien volontiers de la réprimer et de la disqualifier. Quand Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, qualifie d’«écoterrorisme » les actions des manifestants contre la bassine de Sainte-Soline, il tente de disqualifier leur colère.
Quand, comme elle le raconte dans Fruits de la colère, Fatima Ouassak est enjointe par son patron de se calmer après avoir réagi à une réflexion raciste en rendez-vous professionnel : « On tue les colères dans l’œuf. Elles ne s’éteignent pas toutes seules, il y a une politique de la contre-colère, comme il existe une politique contre-révolutionnaire, une stratégie de la disqualification. » Sauf qu’il est bien plus difficile de disqualifier une colère partagée parce qu’il n’est ici plus question de réaction individuelle. Les syndicats en savent quelque chose : la colère est leur plus gros pourvoyeur d’adhérents, et elle leur permet parfois de rééquilibrer le rapport de force avec les décideurs politiques et industriels.
Parfois, elle crée des remous au sein même des espaces militants. Selon Douce Dibondo, c’est la colère qui a permis de mettre en lumière les dissensions au sein des mouvements de gauche queer, féministe, antiraciste, antivalidiste… Permettant, au passage, de visibiliser de nouveaux champs de lutte.
C’est cette émotion motrice que décrit l’une des héroïnes du roman graphique féministe Clémence en colère (La Ville brûle) : « D’un côté, il y a la colère qui mange son humain […]. De l’autre, y a la colère qui te protège, et qui brûle les obstacles. Celle d’où partent les feux de joie. » Lorsque notre actualité est rythmée par des propositions sécuritaires, répressives et par les dérives fascistes, ne serait-il pas temps de réhabiliter la colère pour raviver quelques braises ?
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