« Anatomie d’un parcours d’ultradroite » : les racines de la radicalisation

Maître de conférences au CNAM et chercheur en science politique, Elyamine Settoul publie une recherche inédite sur le groupuscule d’ultradroite OAS, à travers la figure et l’itinéraire de son leader. Entretien.

Pauline Migevant  • 17 septembre 2025 abonné·es
« Anatomie d’un parcours d’ultradroite » : les racines de la radicalisation
Manifestation contre le RN le 1er mai à Narbonne. Le drapeau géant est une initiative reproductible du collectif The chômeuse go on.
© Jc Milhet / Hans Lucas / AFP

Suprémaciste. Anatomie d’un parcours d’ultradroite, Elyamine Settoul, UniverCité Éditions, 200 pages, 15 euros.

En 2021, Kylian*, le fondateur du groupe Organisation des armées sociales (OAS), qui prévoyait d’attaquer des mosquées, des migrants et des personnalités politiques, était condamné à neuf ans de prison ferme. À partir de rencontres en ­prison avec ce dernier et de documents judiciaires, Elyamine Settoul, maître de conférences au Conservatoire national des arts et des métiers (Cnam), décrypte les ressorts de cette radicalisation et ses points communs avec le jihadisme, dont il est spécialiste.

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Le prénom a été changé.

Dans le groupe OAS, il y a des références constantes à la guerre d’Algérie. Son sigle même renvoie à l’Organisation armée secrète. Comment la mémoire de la guerre d’Algérie est-elle mobilisée ?

Elyamine Settoul : L’Organisation des armées sociales (OAS) est un groupuscule d’une dizaine de personnes, dont environ les deux tiers ont un lien avec l’Algérie, en particulier française : un grand-père qui a fait la guerre d’Algérie ou des arrière-grands-parents pieds-noirs. Kylian, le leader du groupe, est quant à lui le descendant d’une Italo-Tunisienne. Dans ces familles, il y a eu une transmission du ressentiment, voire de la haine à l’égard des Arabes et des musulmans. Ces jeunes se sont inscrits dans un imaginaire de revanche, la guerre d’Algérie étant vécue comme une blessure.

Elyamine Settoul (Photo : Ministère des Armées/Irsem.)

Cette idée a été renforcée par une littérature d’extrême droite, notamment les écrits d’Anders Breivik [terroriste norvégien néonazi, N.D.L.R.], figure tutélaire centrale pour Kylian. Breivik défend la thèse du grand remplacement et l’idée que les « barbares », les musulmans et plus généralement les populations du Sud vont mettre l’Europe à feu et à sang. Ce groupuscule a vu dans les attentats de 2015 et l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés syriens en Europe la preuve manifeste que les écrits de Breivik étaient prophétiques et en train de s’accomplir.

Dans quelle mesure l’environnement de Kylian a-t-il contribué à cet engagement radical ?

La question qui m’intéresse est la suivante : comment un individu ordinaire en vient-il à commettre des actions d’une violence extraordinaire ? Comment ses repères normatifs se transforment-ils jusqu’à justifier rationnellement l’usage de la violence ? L’univers familial de Kylian est idéologiquement orienté : ses parents sont de fervents militants du RN. Et il grandit à Vitrolles, qui a été un laboratoire de mise en application des idées d’extrême droite.

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À l’époque du maire Bruno Mégret, cette municipalité a poussé l’expérimentation de ces idées à un niveau jamais atteint en France. Cet écosystème géographique et urbain a imprégné son imaginaire et renforcé sa radicalité. Il a aussi été stigmatisé scolairement durant de longues années dans une classe où la majorité des élèves étaient issus de l’immigration postcoloniale. Pour lui, cela a constitué une blessure psychologique et narcissique. Cette conjonction de facteurs constitue le socle de sa radicalisation, laquelle va être amplifiée par Internet.

La radicalisation ne se produit jamais de manière instantanée mais par étapes qui transforment progressivement l’individu.

Il consulte de nombreux sites d’extrême droite et entre en contact avec des nationalistes de Lorraine, à qui il confie ses difficultés personnelles. Ces derniers vont lui renvoyer une image valorisante, lui faire sentir qu’il « est quelqu’un », avant de l’inciter à trouver des sympathisants à Marseille. Il s’engage alors dans ce travail de prospection et découvre qu’il a des facilités à fédérer autour de lui. Cet exercice fonctionne comme un puissant vecteur de restauration narcissique : il a désormais le sentiment d’appartenir à une élite. C’est là un point commun que l’on retrouve chez nombre de personnes radicalisées, qu’il s’agisse de djihadistes ou de militants d’ultradroite : la conviction de détenir une vérité supérieure face à des masses perçues comme aveugles.

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La radicalisation ne se produit jamais de manière instantanée mais par étapes qui transforment progressivement l’individu. Dans le cas de Kylian, tout commence par un acte en apparence anodin : la dégradation d’un radar. Vient ensuite la profanation d’une stèle en hommage à Missak Manouchian, résistant communiste étranger de la Seconde Guerre mondiale. Puis surviennent les premières attaques ciblées contre des musulmans.

Vous comparez le jihadisme et l’ultradroite. Comment ces deux extrêmes se nourrissent-ils ?

Kylian, tout en tenant un discours islamophobe, exprimait une forme d’admiration pour l’État islamique, notamment pour son organisation, son efficacité médiatique et ses stratégies de recrutement. Il expliquait par exemple s’être inspiré de l’Al-Hayat Media Center, puissant organe de propagande de Daech, pour imaginer la création d’un hypothétique National Media Center. Il a également visionné de nombreuses vidéos d’Omar Diaby, recruteur actif de djihadistes niçois.

Les groupuscules radicaux s’observent, se surveillent et s’inspirent mutuellement.

Au-delà de leur antagonisme idéologique, ces exemples montrent que les groupuscules radicaux s’observent, se surveillent et s’inspirent mutuellement. Le mimétisme est parfois explicite : certains éléments du GUD (Groupe Union Défense) n’hésitent pas à reprendre le signe du tawhid, affirmation de l’unicité de Dieu, largement utilisé par les djihadistes.

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Avant de mener cette enquête, je faisais comme d’autres chercheurs l’hypothèse de convergences entre l’ultradroite et le djihadisme, mais je n’imaginais pas qu’elles seraient aussi marquées. Dans les deux cas, on retrouve la conjugaison de vulnérabilités individuelles, d’une offre idéologique et d’un contexte socio-politique qui nourrissent et accélèrent le passage à l’engagement violent.

Vous expliquez qu’aujourd’hui l’environnement médiatique, qui s’extrême-droitise, nourrit ces idées et de potentiels passages à la violence…

Le djihadisme, les séparatismes ou l’ultragauche ne bénéficient pas d’appuis médiatiques susceptibles de relayer massivement leurs idées ou leurs concepts. Aucune chaîne de télévision nationale n’organise de débats sur les bienfaits du système califal… En revanche, de grands partis politiques et certains médias évoquent régulièrement la notion controversée de « grand remplacement », comme s’il s’agissait d’une théorie scientifique, alors même que les démographes la contestent. La montée en puissance de médias conservateurs, voire ultraconservateurs, légitime ces combats.

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On peut voir comment des chaînes comme CNews ou BFM TV n’ont pas hésité à ethniciser les problématiques sociales, en établissant un lien direct entre l’origine des prénoms d’émeutiers et leur recours à la violence. De même, lorsqu’un ministre scande « à bas le voile », il fragilise mécaniquement la cohésion sociale qu’il est censé protéger, en affichant des opinions personnelles au détriment de l’intérêt général.

Il y a encore une difficulté à parler de terrorisme d’extrême droite en France.

Vous montrez dans votre livre la fascination pour l’armée et la figure du soldat. Y a-t-il une réflexion au sein de l’armée sur l’attirance pour les thèses d’extrême droite les plus radicales ?

J’avais déjà analysé ce phénomène parmi les djihadistes français. Il existe une surveillance de toutes les formes de radicalité par les services compétents, mais je n’ai pas connaissance de recherches spécifiques consacrées à ce sujet. Je pense qu’en France, la recherche accuse un certain retard. Pourtant, la pénétration des institutions militaires occidentales par l’ultradroite est bien documentée et fait l’objet d’un nombre croissant de rapports internationaux.

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Le démantèlement de nombreuses cellules d’ultradroite en Allemagne a mis en lumière de profondes connexions avec les milieux militaires, y compris avec des régiments de forces spéciales prestigieux tels que le KSK (Kommando Spezialkräfte). Certaines de ces cellules disposaient d’un arsenal militaire impressionnant. Aux États-Unis, on sait que parmi les personnes ayant envahi le Capitole, environ 20 % étaient d’anciens militaires. Des milices antigouvernementales d’extrême droite, telles que les Oath Keepers ou les Three Percenters, recrutent d’ailleurs activement dans les rangs des anciens militaires et policiers, en valorisant leur expertise et leur expérience au service de projets de « défense patriotique » ou de « guerre raciale ».

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Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui en France une conscience suffisamment grande de la menace que représente l’ultradroite ?

La trajectoire de violence qu’a connue notre pays au cours de la dernière décennie est fondamentalement liée au djihadisme. De ce fait, les médias et les responsables politiques ont naturellement développé une vision « djihado-centrée » du terrorisme. Le terme de terrorisme est moins spontanément employé lorsqu’il s’agit d’acteurs issus de mouvances d’extrême droite même quand le mobile idéologique parait limpide. On l’a constaté de manière flagrante lors des meurtres d’Aboubakar Cissé et d’Hichem Miraoui, tué à Puget-sur-Argens.

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À mon sens, les logiques sont similaires : elles articulent une idéologie et un passage à la violence. Il existe encore une difficulté à parler de « terrorisme d’extrême droite » en France, peut-être parce que nous n’avons pas connu de tragédies d’ampleur comparable à celles survenues à Utøya en Norvège ou à Christchurch en Nouvelle-Zélande. Mais notre rôle de chercheur est précisément de signaler cette incohérence : il s’agit d’un défi à la fois scientifique et politique.

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