Sous les lacrymos, une soif de justice sociale
Alors que ce 18 septembre marque la seconde étape d’un mouvement social qui grossit, le pouvoir politique comme économique pèse de tout son poids pour tenter d’éteindre une colère qui ne demande qu’à le déborder.

© Maxime Sirvins
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18 septembre : Politis en direct des manifestations Retraites, assurance-chômage, santé : trois sujets brûlants pour plus d’égalité Thomas Piketty : « Le combat pour la taxation des plus riches ne fait que commencer »80 000 gendarmes et policiers mobilisés partout sur le territoire français ce 18 septembre. L’équivalent d’un Stade de France plein à craquer de forces de l’ordre. Le chiffre est ahurissant. Simple comparaison : il y a deux ans, lors du mouvement contre la réforme des retraites, « seulement » 10 000 policiers et gendarmes étaient mobilisés durant les journées de manifestations intersyndicales.
Au terme de cette journée, il sera encore plus difficile de faire l’autruche sur cette colère sociale.
Une multiplication par 8 donc, quand le nombre de manifestants lui, s’avère à peu près équivalent. Quand il s’agit de réprimer une colère sociale qui monte, Bruno Retailleau ne fait pas dans le détail. Pis, sa stratégie est double : faire peur en « allant au contact » – pour reprendre ses termes, et décrédibiliser le mouvement social en créant de l’affrontement. On connaît la chanson par cœur : les images violentes tourneront alors en boucle sur les chaînes d’info en continu et le pouvoir s’en saisira pour tirer à boulet rouge sur les près d’un million de personnes mobilisés ce jeudi.
Cela suffira-t-il à éteindre la colère ? Peu probable. Car loin des morbides stratagèmes du ministre de l’intérieur démissionnaire, la séquence sociale que nous vivons est inédite par plusieurs aspects. Déjà, l’importance de la mobilisation. Si les éditorialistes assurent que le 10 septembre a été « un échec », aucun chiffre officiel ne vient conforter cette version. Autant de personnes se sont mobilisées le 10 septembre que lors du premier acte des gilets jaunes, le 17 novembre 2018 : près de 300 000 personnes (1). Notable quand on sait que ce mouvement n’avait ni leader ni aucune organisation à sa tête.
Chiffre disponible au moment de la rédaction de ce parti pris. Selon la CGT, les manifestations ont mobilisé 1 million de personnes.
Poussées d’urticaire
Mais au terme de cette journée, il sera encore plus difficile de faire l’autruche sur cette colère sociale. Un million de personnes, deux semaines après la rentrée scolaire, cela faisait bien longtemps qu’une journée de rentrée sociale n’avait pas été aussi suivie. Dans les cortèges, partout en France, ce sont les mêmes sentiments qui émergent. Celui de ne pas être écouté. Pire, de ne pas être respecté.
« On a besoin de tout : créer des postes d’enseignants, d’AED, d’infirmiers scolaires, d’AESH… et que les AESH aient enfin un vrai statut » (1), témoigne Sandrine Leclerc, AESH dans un cortège à Dreux. Même sentiment à Roissy : « Nos salaires ne suivent pas, depuis des années. Quand je fais mes courses, je n’achète rien, mon caddie n’est même pas rempli et je paye 100 euros. On n’y arrive plus », confie ce salarié de l’aérien.
AED : assistant.e d’éducation ; AESH : accompagnant.e d’élèves en situation de handicap.
Surtout – et c’est très certainement ce qui inquiète le plus le pouvoir, cette mobilisation se construit autour de revendications « en positif ». Dans sa chute, François Bayrou a entraîné avec lui son projet de budget d’une violence et d’une austérité rares. Les centaines de milliers de personnes qui battent le pavé ce 18 septembre ne se battent pas « contre » quelque chose. Mais « pour ».
Pour plus de justice sociale et fiscale. Pour leur dignité. Pour des services publics plus forts. En somme, et pour paraphraser notre nouveau premier ministre, une véritable « rupture » avec la politique menée actuellement. Pourtant, dans les cortèges, personne ou presque ne se fait d’illusion : il ne faut pas compter sur ce nouveau et déjà fébrile locataire de Matignon pour opérer ce virage à 180 degrés.
L’arrivée en force dans le débat public de la taxe Zucman témoigne aussi de cette poussée progressiste à laquelle on assiste depuis quelques jours. Depuis combien de temps une mesure de gauche ne s’était pas imposée avec une telle force ? Les organisations syndicales l’ont d’ailleurs bien compris : il était délicieux, ce 18 septembre au matin, d’écouter Sophie Binet dérouler des arguments économiques sérieux à des intervieweurs transformés en éditorialistes néolibéraux mal préparés.
On sent une forte poussée pour continuer fort et vite.
F. Souillot
Cette séquence souligne aussi de la force de ceux qui défendent le statu quo. Il suffit de voir les poussées d’urticaires que crée cette taxe – pourtant très sobre – à tous ceux qui ont profité du macronisme pendant huit ans. Et pour une fois, rien ne semble être de leur côté. Ni la rationalité économique – balayée par tous les plus éminents spécialistes de la question, ni le rapport de force politique – sans aucune majorité à l’Assemblée nationale, ni l’opinion publique – plus de 80 % des Français sont favorables à l’instauration d’un tel impôt, selon un sondage de l’Ifop.
Et que dire du Rassemblement national ? Le parti lepéniste, si prompt à récupérer les thématiques de justice sociale dans son projet raciste, est à la peine, bien incapable de porter une voix audible sur la question de la justice fiscale. Rien d’étonnant, en même temps, quand on connaît leur stratégie pour amadouer le patronat.
Enjeux
Ces prochains jours sont donc remplis d’enjeux. Comment les organisations syndicales réagiront-elles au succès de ce 18 septembre ? Indéniablement, leur unité démontre une nouvelle fois leur efficacité à mobiliser largement. Pendant la réforme des retraites, cependant, leur relative lenteur – des mobilisations tous les 10 jours à peu près – avait été critiquée par certains. Reproduira-t-elle le même schéma ? « On ne sait pas encore, mais on sent une forte poussée pour continuer fort et vite », assure Frédéric Souillot, numéro 1 de Force ouvrière. Même Marylise Léon, leader de la CFDT, confie vouloir « occuper le terrain » ces prochaines semaines.
Les leaders des huit organisations syndicales doivent se voir « très bientôt » pour prévoir la suite. Tous savent que ce mouvement social reste à construire dans un contexte où Sébastien Lecornu n’a pas encore fait son discours de politique générale et où la précarité reste importante pour lancer un vaste mouvement de grève. Un nouvel échec, après celui des retraites, ferait beaucoup de mal.
C’est bien un changement de politique complet qu’exigent les cortèges.
Mais, en attendant de voir ce qu’il en découle, beaucoup sentent l’occasion, enfin, de pousser des revendications pour plus de justice fiscale et sociale : « La taxe Zucman, c’est bien, mais il faut aller plus loin sur tous les autres sujets », assène Murielle Guilbert, codéléguée générale de Solidaires. Comme un rappel à certains que cet impôt ne changera pas tout. Et que c’est bien un changement de politique complet qu’exigent les cortèges lancés, ce jeudi. Malgré la brutalité de Bruno Retailleau. Et, surtout, malgré Emmanuel Macron dont la démission est de plus en plus demandée.
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