Après deux ans de génocide, où va Israël ?

Si les otages sont libérés, Israël peut espérer sortir d’une pathologie collective qui vient de loin. Mais le racisme est si profondément ancré et la haine des Palestiniens si répandue qu’il faudra du temps et une autre gauche.

Denis Sieffert  • 7 octobre 2025 abonné·es
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Après deux ans de génocide, où va Israël ?
Des colons juifs défilent vers la frontière nord de Gaza, appelant au rétablissement des colonies, le 30 juillet 2025.
© Mostafa Alkharouf / Anadolu via AFP

Quand il n’y a plus rien, il y a encore l’art. C’est peut-être un film qui rend aujourd’hui le mieux compte de l’état de la société israélienne. On aurait aimé que son titre fût « non ». Un « non » puissant de résistance au gouvernement Netanyahou, à sa guerre, à ses massacres. Mais le titre du film du cinéaste israélien Nadav Lapid est Oui. Un « oui » désespéré de soumission d’un pays qui fait chanter la haine à des enfants innocents, et qui déploie partout ses drapeaux, et regarde Gaza brûler avec jouissance depuis la colline dite « colline de l’amour ».

À vrai dire, il est difficile de dire de quel côté va basculer la société israélienne minée par des décennies de propagande raciste, et conduite au suicide par un gouvernement d’extrême droite qui entraîne toute une population dans son aventure idéologique. Évidemment, les victimes de cette longue séquence ouverte par l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, sont d’abord palestiniennes.

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Comment évoquer la crise de la société israélienne sans commencer par rappeler les 63 000 morts de Gaza (chiffres officiels sans aucun doute sous-évalués), l’anéantissement du territoire palestinien, le harcèlement des habitants de la Cisjordanie par des colons-voyous suppléés par l’armée. Mais ce pays ne peut pas se livrer à un génocide au vu et su du monde entier sans en payer le prix. Israël est en proie à une terrible crise morale dont le film de Nadav Lapid rend compte. Dans une métaphore pesante, le cinéaste montre son antihéros, un jeune homme déjanté, léchant les bottes de ceux qui détiennent le pouvoir.

À de rares exceptions près, la société n’a guère produit d’anticorps à cette soumission. L’historien Elie Barnavi, figure emblématique du sionisme de gauche, estime que deux Israël se font face aujourd’hui, et que cette fracture se terminera tôt ou tard par une guerre civile. Une partie du pays, dominée par les religieux, soutient le pouvoir jusque dans ses projets les plus criminels. Elle veut que l’armée « termine le travail », comme le dit horriblement Netanyahou, jusqu’à l’anéantissement de la population palestinienne.

L’effacement d’un peuple

Une autre manifeste tous les samedis à Tel-Aviv et à Jérusalem, comme en témoigne Sarah dans notre Carte blanche. Ils étaient cent mille le 4 octobre à Tel-Aviv à brandir des pancartes hostiles au premier ministre, à demander un cessez-le-feu, et la libération des otages. Les Gazaouis ? Leurs portraits ont longtemps été bannis de ces rassemblements. Ils commencent à apparaître aujourd’hui, tout doucement.

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L’espoir, s’il y en a encore un, est évidemment dans cet Israël-là. Car, et c’est bien la limite de ces manifestations, on y exècre Netanyahou le corrompu, et ses amis fascistes, mais on n’a pas beaucoup d’égard pour les Palestiniens. Beaucoup pensent que rien ne sera possible tant que les otages ne seront pas libérés. Et quand on demande aux responsables de ces rassemblements pourquoi les Gazaouis n’ont pas une meilleure place sur leurs pancartes, ils répondent qu’intégrer la question palestinienne reviendrait à faire fuir les manifestants. Ce qu’à Paris, la rabbine franco-israélienne Delphine Horvilleur résume d’une formule : « Les Israéliens sont encore le 7-Octobre. » C’est de moins en moins vrai.

Dans les manifestations israéliennes, on exècre Netanyahou le corrompu, mais on n’a pas beaucoup d’égard pour les Palestiniens.

La conscience collective se réveille peu à peu. Que va-t-il se passer quand ce pays mettra son calendrier « à jour » et quand il sortira de son hubris morbide ? Une démobilisation massive ou une remobilisation sur un axe plus politique, osant regarder en face la question palestinienne ?

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Quoi qu’il en soit, Israël n’en sera pas quitte avec le génocide. Car « son âme collective est malade », comme le dit Nadav Lapid. Elie Barnavi dit « pour la première fois avoir honte de (son) pays ». Un sentiment partagé par ceux des Israéliens qui sont encore soucieux de leur image à l’étranger. « C’est humiliant aujourd’hui de vivre dans un tel pays. Ce n’est plus possible de ne pas se sentir un paria », dit encore Barnavi.

Même l’ancien premier ministre de droite Ehud Olmert ne mâche pas ses mots : « La guerre aurait dû prendre fin deux mois après le 7-Octobre. Elle est devenue ensuite un assaut barbare contre une population. » « Une guerre politique pour la survie personnelle de Netanyahou », estime Barnavi. Un jugement qui est partagé par une partie de l’opinion très hostile au premier ministre.

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Mais les sondages que rappelle Yaël Lerer font froid dans le dos. Ils résultent d’une radicalisation des sionistes religieux vers des positions ouvertement racistes favorables au génocide en cours. On peut se rassurer (un peu) parce que des politologues ont contesté la méthodologie de ces enquêtes d’opinion, et aussi parce que l’opinion israélienne est très volatile.

Durant des mois, les principales chaînes de télévision, dont le canal 14, très regardé, et entièrement inféodé au pouvoir, ont caché ce qui se passait à Gaza. L’émotion consécutive au 7 Octobre a monopolisé l’information, et les rares échos de l’enclave palestinienne ont été traités de fake news dues à la propagande du Hamas. La prise de conscience a donc été lente et le fait de minorités éclairées.

La deuxième intifada, le début du grand tournant

Mais cette propagande vient de loin. Au moins trois décennies à partir des grands attentats islamistes de 1996, et de la victoire de Netanyahou en juin de la même année. Le leader de la droite a alors compris tout le profit qu’il pouvait tirer d’une montée en puissance du Hamas aux dépens de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat. Le grand tournant peut être daté du début de la deuxième intifada, en octobre 2000.

Ce changement de paradigme, Israël ne peut pas en trouver le chemin seul.

Le discours selon lequel Arafat avait fait capoter la négociation de Camp David (juillet 2000), et qu’il n’y avait « plus de partenaire pour la paix » du côté palestinien, a alors fait des ravages dans l’opinion israélienne, jusqu’en France, où il a trouvé des relais d’une redoutable efficacité.

C’est l’époque où le leader historique du Parti travailliste Shimon Peres a rejoint le gouvernement de droite d’Ariel Sharon. Un véritable suicide politique dont la gauche ne s’est jamais remise. La grande question est aujourd’hui celle de la représentation politique d’une gauche qui malgré tout existe, et qui pourrait retrouver un peu d’air si les otages sont libérés, cette question qui « éternise » le 7-Octobre.

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Une partie de l’opinion a mal pris le « discours de Sparte » du premier ministre, qui promettait à son peuple la guerre perpétuelle sur les sept fronts déjà ouverts, voire plus. Mais que veut dire opposition quand le parti Les Démocrates, héritier du Parti travailliste, renaît à peine de ses cendres après avoir fusionné avec le Meretz, l’autre petit parti sioniste de gauche ?

Et qui, dans ce paysage, tient un discours audacieux parmi les leaders politiques qui soit capable de changer de paradigme pour repenser la question palestinienne de façon politique ? Pas même Yaïr Golan, le chef des Démocrates ? Un discours qui serait audible par une majorité de l’opinion, et ne renverrait pas son auteur dans la marginalité ?

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Pour l’heure, le grand vainqueur des sondages serait Naftali Bennett, représentant des colons, un peu plus présentable que les amis fascistes de Netanyahou, Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich. Pas de quoi sortir de l’impasse politique, même débarrassés de Netanyahou, ce qui n’est jamais certain. Ce changement de paradigme qui aiderait l’Autorité palestinienne à se relever et qui attaquerait l’idéologie coloniale, Israël ne peut pas en trouver le chemin seul.

La pression internationale, des sanctions qui isoleraient le pays et seraient de nature à précipiter une prise de conscience collective sont indispensables. Mais le mal est profond. La crise morale vient de bien plus loin que le 7-Octobre.

Elle vient de la prise de pouvoir de l’idéologie coloniale la plus extrémiste, de l’assassinat de Rabin, de la soumission de la gauche, le « oui » de Shimon Peres, et de la promotion méthodique du Hamas comme ennemi idéal. Cela fait beaucoup. L’issue très incertaine des négociations du Caire, l’attitude de Donald Trump et des pays arabes, tout peut peser sur le destin d’Israël face à ses démons intérieurs.

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