Zyed et Bouna, 20 ans après
Depuis le décès des deux adolescents à Clichy-sous-Bois en 2005 et les révoltes qui ont suivi, les différents gouvernements n’ont cessé d’accroître le dispositif sécuritaire à chaque nouvelle tragédie. Le dialogue, lui,
a été enterré depuis longtemps.
dans l’hebdo N° 1885 Acheter ce numéro

Vingt ans ont passé depuis ce soir du 27 octobre 2005 où Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, sont morts à Clichy-sous-Bois. Un troisième adolescent, Muhittin Altun, 17 ans, a été gravement brûlé. Il était resté près de sept semaines à l’hôpital, dont six en isolement dans une chambre stérile. Les trois mineurs avaient fui une patrouille de police et, paniqués, s’étaient réfugiés dans un transformateur électrique.
Cette nuit-là, et pendant trois semaines, la France a vu s’embraser d’abord Clichy-sous-Bois puis des centaines de communes, dans une vague de révoltes sociales que l’on s’est empressé de qualifier de « violences urbaines » ou « d’émeutes » pour mieux éviter d’en regarder les causes. À Clichy-sous-Bois, l’enclavement urbain, le manque d’équipements, le chômage des jeunes et des relations dégradées avec la police forment un terreau. En 2005, la ville compte un taux de chômage de 25 % et la moitié de la population à moins de 25 ans.
Il y a vingt ans, Zyed Benna et Bouna Traoré mouraient électrocutés dans un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, alors qu’ils fuyaient un contrôle de police. Leur mort a entraîné trois semaines de révoltes dans les quartiers populaires partout en France, faisant éclater au grand jour les colères enfouies et les humiliations répétées. Deux décennies plus tard, rien – ou presque – n’a changé. À l’occasion de cet anniversaire tragique, Politis consacre un numéro spécial à ce drame et à ce qu’il a révélé : des violences qui ne relèvent ni de l’exception ni de l’accident, mais sont l’expression d’un système enraciné dans les politiques sécuritaires, les discriminations structurelles et l’impunité.
En 2023, la mort de Nahel Merzouk, tué par un policier à Nanterre à seulement 17 ans, a ravivé la colère et la douleur. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ce numéro explore les dynamiques actuelles de ces violences, leur banalisation, mais aussi les résistances qui s’organisent. Il s’attache aussi à documenter les angles morts du débat public : les paroles des mères, le rôle crucial des associations de terrain, la transmission des luttes dans les quartiers populaires, la réappropriation culturelle des récits des quartiers, ainsi que le lourd tribut payé par les familles des victimes. Car se souvenir, c’est avant tout refuser l’oubli.
Kamélia Ouaïssa
Mehdi Bigaderne, aujourd’hui adjoint à la maire de Clichy-sous-Bois et membre fondateur d’ACLefeu (pour Association collectif liberté, égalité, fraternité, ensemble, unis), se souvient. « La mort de Bouna, je l’ai vécue viscéralement. Le lendemain, je découvre la ville comme je ne l’avais jamais vue, avec des carcasses de voitures, des débris, des poubelles. » Dans les jours qui suivent, la colère s’amplifie, nourrie par un sentiment d’injustice.
Le 30 octobre, une grenade lacrymogène explose aux abords de la mosquée Bilal, de Clichy-sous-Bois, en pleine prière du ramadan. L’événement agit comme un tremplin de la contestation, même si l’enquête établira que la police n’a pas « visé » directement la mosquée. Très vite aussi, les autorités ont adopté une lecture strictement sécuritaire des événements, jusqu’au décret d’un état d’urgence à partir du 8 novembre 2005, en mobilisant une loi inutilisée depuis 1955 et héritée de la guerre d’Algérie. Pour Mehdi Bigaderne, « c’est une réponse néocoloniale alors que ce sont des enfants français ».
Le couvre-feu instauré dans plusieurs communes, la suspension des libertés de circulation ou de réunion et l’arsenal policier déployé installent le cadre d’une réponse vue uniquement via le prisme de l’ordre. Le 7 novembre 2005, le premier ministre, Dominique de Villepin, déclare que « la priorité, c’est le rétablissement de l’ordre public ». Avant 2005, les banlieues avaient déjà connu des révoltes, notamment en 1990 à Vaulx-en-Velin après la mort de Thomas Claudio, ce qui mena à la création du ministère de la Ville, puis en 1998 à Toulouse et en 2000 à Combs-la-Ville, après la mort de jeunes tués par la police.
On a voulu donner une autre lecture au débat, dénoncer ces “spécialistes” qui disaient que les révoltes étaient la faute du rap ou de l’immigration.
M. Bigaderne
Face au silence officiel et au discours niant toute responsabilité policière, une génération se mobilise. « On a voulu donner une autre lecture au débat, dénoncer ces “spécialistes” qui disaient que les révoltes étaient la faute du rap ou de l’immigration. On voulait redonner la parole aux habitants. » Ainsi naît ACLefeu, collectif citoyen fondé à Clichy-sous-Bois. En 2006, ses membres parcourent la France pour recueillir des milliers de doléances et remettre le « cahier » qui les contient à l’Assemblée nationale : on peut y lire « tout le mépris que les institutions avaient envers les jeunes des quartiers ».
L’ordre avant tout
Pendant ce temps, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, multiplie les déclarations provocatrices. En juin 2005, à La Courneuve, il promettait déjà de « nettoyer les cités au Kärcher », et le 26 octobre 2005, à Argenteuil, la veille de la tragédie, il lançait à des habitants du quartier du Val-d’Argent : « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? On va vous en débarrasser. » La police de proximité a disparu en 2003, cinq ans seulement après son déploiement.
« Des patrouilles conviviales et sympathiques à 9 heures du matin, c’est bien, mais ça ne sert à rien », justifiait alors Nicolas Sarkozy. Résultat : une défiance mutuelle, renforcée par des discriminations systémiques. « On a affaire à des policiers qui ne sont pas formés, qui arrivent parfois avec plein de préjugés », explique Mehdi Bigaderne. En juin 2025, la France est même condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour contrôle d’identité jugé « discriminatoire ».
En 2023, après la mort de Nahel, Emmanuel Macron dénonçait « l’inexcusable ». En même temps, le président lançait un renforcement sécuritaire jamais vu, dans la continuité de celui instauré en 2005. En vingt ans, la logique de maintien de l’ordre en banlieue, contre ce qui est communément appelé « violence urbaine », s’est durcie avec, depuis 2023, l’utilisation d’unités d’élites comme le Raid ou la BRI. L’usage d’armes dites « non létales » s’est banalisé : grenades de désencerclement, explosives, tirs de LBD 40, gaz lacrymogènes et drones de surveillance. Les doctrines du maintien de l’ordre ont glissé vers encore plus de confrontation directe.
Criminalisation des victimes
Depuis 2005, la France a empilé les textes sécuritaires, comme l’article 435-1 du code de la sécurité intérieure, entré en vigueur en 2017. Il encadre l’usage des armes par les forces de l’ordre sous conditions d’« absolue nécessité » et de caractère « strictement proportionné ». Le quatrième alinéa les autorise à faire usage de leur arme en cas de refus d’obtempérer en véhicule. Treize personnes sont mortes en 2022 après un tir de police lié à un tel refus.
Myriam Boukersi, avocate pénaliste au barreau de Paris, décrit un système verrouillé : « [Les violences policières] se produi[sent] très souvent dans les locaux du commissariat, à l’abri de tout regard extérieur. Les enquêtes sont gérées par l’IGPN, donc par des collègues, par l’institution policière elle-même. » Les victimes, conscientes de cette impasse, portent rarement plainte. « Les peines sont minimes par rapport à la gravité des faits. » Les affaires Théo Luhaka, Adama Traoré ou Nahel Merzouk témoignent de la continuité du traitement des quartiers populaires au fil des années.
Le JT de France 2 du 28 octobre 2005 n’ouvre pas sur les décès, mais sur “Nuit d’émeutes à Clichy-sous-Bois”.
Celia CH
Lors du contrôle d’identité de Théo Luhaka, le 2 février 2017, à Aulnay-sous-Bois, un policier a enfoncé la pointe de son bâton télescopique dans l’anus du jeune homme, provoquant une déchirure de son sphincter sur dix centimètres. Les policiers ont été condamnés à de la prison avec sursis. La médiatisation des affaires a néanmoins brisé un tabou, selon l’avocate. « Ce que je constate à mon échelle, c’est qu’on en parle de plus en plus dans les médias et sur les réseaux sociaux, notamment grâce au combat des familles des victimes : Assa Traoré, la mère de Nahel ou encore les collectifs et les associations. »
La chercheuse Celia CH, autrice du blog AlaTVsurmaTV, a étudié le traitement médiatique des révoltes de 2005. « Le JT de France 2 du 28 octobre 2005 n’ouvre pas sur leur décès, mais sur “Nuit d’émeutes à Clichy-sous-Bois”. » Pendant trois semaines, les journaux télévisés montrent surtout les « dégâts matériels ». Selon elle, il faut une semaine pour que les prénoms de Zyed et Bouna soient prononcés à l’antenne. « Le ministre de l’Intérieur blâme les victimes et les rend responsables de leur propre mort. »
Deux décennies plus tard, les réseaux sociaux ont bouleversé le récit, sans pour autant rompre le biais institutionnel. « Pour l’exemple de Nahel, si la vidéo montre avant tout un jeune homme se faire tirer dessus, le JT de France 2 du jour n’ouvrira pas sur ce fait-là, mais sur le refus d’obtempérer dont il était accusé. » La sociologue décrit un « journalisme de préfecture » où la parole policière demeure la référence légitime. « Tout cela fait ressortir l’un des autres points communs principaux de la couverture médiatique des violences policières : la criminalisation des victimes. »
Appel au dialogue
Pour Mehdi Bigaderne, malgré des transformations urbaines, « il n’y a pas eu de changement humain ». « On réfléchit sans la voix des concernés. J’invite à venir à la rencontre de ces territoires : il y a de très belles choses, des initiatives incroyables. La première violence dans ces quartiers est sociale, pas criminelle. » ACLefeu poursuit aujourd’hui son travail de médiation, plaidant pour la reconnaissance de la parole des habitants, loin des chaînes d’info obsédées par « l’insécurité ». « On est plutôt sur la reconnaissance et la considération de la voix des quartiers populaires. »
Vingt ans après Zyed et Bouna, les visages des victimes changent, mais les schémas demeurent : jeunes, souvent racisés, morts lors d’une intervention policière, promesses politiques et colère populaire. Mehdi Bigaderne en appelle au dialogue pour sortir de cette boucle infernale : « C’est une invitation à l’échange et à la rencontre. Parce qu’on ne peut pas construire la République sans ceux qu’on en exclut. »
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