13 novembre : « On a focalisé le procès sur la question de la religion »

Les audiences avaient duré dix mois et réuni une centaine de parties civiles. En septembre 2021, vingt accusés comparaissaient devant la cour d’assises spéciale de Paris dans le procès des attentats du 13 novembre 2015. Maître de conférences en science politique, Antoine Mégie a mené, avec ses trois coautrices, une enquête au long cours sur le procès.

Olivier Doubre  • 13 novembre 2025 abonné·es
13 novembre : « On a focalisé le procès sur la question de la religion »
Antoine Megie, le 6 novembre 2025 à Paris.
© Maxime Sirvins

Maître de conférences en science politique à l’université de Rouen et membre du collectif pluridisciplinaire de chercheurs ProMeTe (pour « Procès Mémoire et Terrorisme »), Antoine Mégie a mené – avec Pauline Jarroux, Sandrine Lefranc et Anne Wyvekens – une enquête au long cours sur le procès des attentats de novembre 2015 à Paris. Dans Un verdict sans appel (Actes Sud), elles et il pointent les présupposés et les limites d’une justice pénale antiterroriste sans cesse renforcée.



Un verdict sans appel, P. Jarroux, S.Lefranc, A. Mégie, A. Wyvekens, Actes Sud, 320 pages, 22,50 euros

Est-ce le caractère hors norme du procès des attentats de novembre 2015 qui vous a poussés, vous et vos coautrices d’Un verdict sans appel, à vous lancer dans ce travail ?

Ce n’est pas l’ampleur du procès [qui a duré plus de 21 semaines, avec un dossier d’un million de pages et plus de 2 000 parties civiles, N.D.L.R.] en tant que telle qui nous a soudain décidés à travailler sur cet objet. En fait, nous avions engagé ce travail sur les procès antiterroristes, collectivement et individuellement, depuis plusieurs années, dès les années 2000 pour certains d’entre nous. Mais, à partir de 2015, la justice antiterroriste a pris une place de plus en plus importante, voire centrale, dans ces matières, notamment avec la mise en application de l’état d’urgence. Ainsi, un certain nombre de membres de notre collectif engagent autour de 2018-2019 des recherches sur la justice qui juge les filières jihadistes.

Quand les procès des attentats de 2015 commencent, en 2020, nous sommes pour une bonne dizaine d’entre nous déjà engagés dans une recherche sur les transformations de la justice antiterroriste. Et ce procès dit « V13 » [pour vendredi 13 novembre, date des attaques du Bataclan, du Stade de France et des terrasses de cafés parisiens, N.D.L.R.] vient s’insérer dans une histoire qui existe déjà depuis le début de l’année 2015, avec les attentats de janvier 2015 – Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher pour résumer –, puis du 14 juillet 2016 à Nice. Je précise cela pour souligner que nous abordons le procès V13 comme un élément d’une histoire sur laquelle nous travaillons et que cette dimension historique est fondamentale.

En outre, le terme « historique » est aussi une labellisation administrative et juridique : ces procès doivent être filmés pour l’histoire [le film ne sera visible que dans cinquante ans, selon la loi française, N.D.L.R.]. Comme le procès de Klaus Barbie ou ceux sur le génocide du Rwanda. Et comme nous avons des historiennes et des historiens dans notre collectif, cela revêt une importance particulière pour nous.

Sur le même sujet : Projet d’attentats d’extrême droite : AFO devant la justice

En somme, le procès V13 s’inscrivait pour nous dans une histoire à moyen terme : celle de la justice antiterroriste à l’épreuve des attentats jihadistes en France. Ce n’est pas un point de départ. On doit comprendre ce qui se passe dans la justice depuis plus longtemps, au moins depuis septembre 1986, quand ont été instituées les cours d’assises spécialement composées de magistrats professionnels, sans plus de jurés populaires (1).

1

Le chercheur précise à ce propos que la mémoire collective a retenu que ces cours dites « d’assises spéciales » ont été créées à la suite des menaces, début 1987, proférées par un des accusés du groupe Action directe à l’encontre des jurés populaires. Elles ont en fait été instituées à l’initiative de Charles Pasqua quelques mois plus tôt, au lendemain des attentats de 1986 (comme celui du magasin Tati rue de Rennes), notamment pour le procès de Georges Ibrahim Abdallah, reprenant en quelque sorte le modèle de la Cour de sûreté de l’État, pourtant supprimée en 1981.

Ces magistrats se sont spécialisés sur cette matière antiterroriste en rejoignant la Cour d’assises spéciale de Paris, compétente sur tout le territoire national à partir de 2015. Et quand arrivent les procès des attentats de 2015 et 2016, ils ont déjà jugé de nombreuses affaires d’antiterrorisme. Ce sont donc des magistrats dont la carrière s’inscrit dans une histoire déjà longue de l’antiterrorisme.

Vous commencez par vous interroger sur la qualification des accusés adoptée par la Cour : sont-ils des « machines à tuer » ou des tueurs armés pour défendre une cause ?

« Machines à tuer » est en effet la manière dont on les a qualifiés, ce qui peut se justifier vu le nombre si important de morts et de victimes qu’ils ont causé. Il s’agissait de personnes prêtes à tuer, empreintes d’une logique de violence extrême, de masse, qui s’est produite dans les rues de Paris. Et c’est une violence qui apparaît irréelle, incompréhensible, injustifiable. De ce point de vue, la question ne se pose même pas.

On s’interroge sur les processus dits de « radicalisation violente » des accusés. Nous, chercheurs, nous avons voulu aussi les qualifier d’« engagement violent politique ».

Cependant, il nous intéressait aussi d’interroger, à travers les parcours individuels et collectifs, ce qui avait pu conduire des Français, des Belges, mais aussi des individus venant de Tunisie, d’Algérie, du Maroc ou de Suède, à s’engager dans cette violence, d’abord en Syrie, puis à la transporter sur le territoire français et belge.

Sur le même sujet : Attentats : Les assassins appartiennent bien à notre monde

On s’interroge donc sur les processus dits de « radicalisation violente », puisque c’est ainsi qu’on les appelle, mais nous, chercheurs, nous avons voulu aussi les qualifier d’« engagement violent politique ». Un aspect intéressant de ce procès (c’est même un paradoxe), c’est que les personnes présentes dans le box des accusés ne sont pas celles qui sont à l’origine des assassinats, mais celles qui figuraient dans le premier, le deuxième ou le troisième cercle de leurs fréquentations, poursuivies pour « association de malfaiteurs terroriste ». C’est ainsi que l’on se retrouve face à des personnages qui semblent parfois « dérisoires », à nous chercheurs, mais aussi à certaines parties civiles, dans leur engagement par rapport à ceux qui ont tiré, qui ont commis les crimes.

Vous interrogez la façon dont ont été qualifiées les motivations des accusés par la Cour. Celle-ci a fait sienne l’analyse du chercheur Gilles Kepel, celle d’une « radicalisation de l’Islam », et refusé celle d’un grand spécialiste de l’Islam, Olivier Roy, qui parle d’une « islamisation de la radicalité ». Quelles conséquences a eues ce choix pour les accusés et durant le procès ?

Il faut savoir, au préalable, que ces différences ne sont pas très importantes aux yeux des magistrats, dans le sens où ils ne s’attardent pas beaucoup sur la parole des experts, en particulier celles et ceux censés expliquer le contexte. Parce que, pour eux, ce qu’on juge, ce sont des faits. Et cela leur permet de décider que la religion ne fait pas partie du contexte, ni d’un élément du parcours ou de la personnalité de l’accusé. Ce qui a fait se lever les avocats de la défense, qui ont dit que la religion était du coup un « élément à charge », car figeant l’image de « l’engagement » des accusés. Or, c’est ici qu’apparaît le fait que certains dans le box sont extrêmement religieux, mais que d’autres présentaient tous les éléments de personnes non religieuses – y compris Salah Abdeslam !

La focalisation sur la religion s’opère par la construction même du procès voulue par la Cour, et le cadre de la justice pénale antiterroriste.

Qui buvait ou fréquentait des bars…

En effet. C’est pourquoi nous disons que la focalisation sur la religion s’opère par la construction même du procès voulue par la Cour, et le cadre de la justice pénale antiterroriste. Mais, attention, car c’est aussi toute la propagande de Daech ! C’est là où cette question du religieux pose question, et où des énoncés comme le « djihad d’atmosphère » interrogent très concrètement une réalité empirique mais aussi sa signification, dans le cadre d’un engagement de personnes qui ne vont pas rester dans une « atmosphère » puisqu’elles vont finir par aller tuer des gens et se faire tuer.

Antoine Megie

Que veut dire alors « atmosphère », puisqu’on ne veut ici prendre en compte, devant la justice, que des choses factuelles ? En fait, cette expression « djihad d’atmosphère » permet la représentation d’une religiosité surplombante, nébuleuse, diluée, très loin des principes du droit, qui ne doit s’appuyer que sur des faits matériels, précis, en montrant une intentionnalité.

Vous vous penchez aussi longuement sur les victimes et sur leur rôle au cours du procès. Et pointez l’approche des magistrats à leur endroit, qui ont tendance à les considérer comme une « famille ».

Une famille, certes, mais, comme toutes les familles, avec ses tensions, ses différences… L’emploi de ce terme signifiait aussi déconstruire l’idée d’un groupe unique, uni, d’un bloc. Car ces personnes – j’insiste sur ce terme de « personnes », au pluriel – avaient eu, chacune, des parcours personnels et sociaux en amont, et ont toutes dû faire face à une violence extrême qui est soudain venue percuter leur existence individuelle.

Et ce moment de violence, puis du procès, a montré une très grande hétérogénéité des victimes. Or, durant tout le procès, seulement un peu plus d’une centaine de victimes ont assisté, physiquement ou en ligne, aux audiences. Ce qui est bien compréhensible, sur les 2 800 parties civiles ! Le rapport à la justice n’est pas le même pour chacun ; c’est un mythe que nous déconstruisons là aussi.

Le rapport à la justice n’est pas le même pour chacun. Être une victime, c’est aussi une lutte.

Tout comme celui d’une figure homogène des victimes, pour une tuerie de masse de ce type. Car être une victime, c’est aussi, pour nombre d’entre elles, une lutte. Comme pour les habitants de l’immeuble de Saint-Denis où a été « neutralisé » le principal organisateur des attentats, Abdelhamid Abaaoud, le 18 novembre, qui n’étaient pas reconnues auparavant en tant que victimes. Quelle est la place de ces « voisins » dans cet immeuble ? Cela a pris des années pour qu’on les intègre aux côtés des victimes déjà admises en tant que telles au procès.

Vous semblez regretter de n’avoir, dans ce procès – pour lequel personne n’a fait appel –, « pas vu le grand débat démocratique salué par certains acteurs politiques et certains médias ». Pourquoi ?

Ce procès, selon nous, mais aussi sous l’impulsion des associations de parties civiles, s’est construit comme un « procès-vitrine », comme le dit Sylvie Lindeperg, historienne de l’art spécialisée sur les images et membre de notre collectif. On en a fait tout un symbole : celui de l’État de droit contre la barbarie terroriste. C’est souvent le problème de la justice, puisqu’on lui a donné le nom d’une vertu ! Parce qu’on avait évidemment l’idée que ce procès devait répondre à la question : pourquoi la France a-t-elle été touchée par cette violence terroriste ?

Avec une autre idée : nous ne vengeons pas mais nous produisons une justice respectueuse des droits humains. On ne peut qu’y croire et que le vouloir, en nous différenciant d’acteurs politiques qui prônent la vengeance et le rétablissement de la peine de mort. C’est ce qui nous différencie aussi de la « justice » de l’État islamique, où, lorsqu’on n’était pas d’accord, on était exécuté immédiatement.

Sur le même sujet : Apologie du terrorisme : l’instrumentalisation après l’intégration dans le droit commun il y a 10 ans

Le credo est donc bien celui de la justice comme vitrine de l’État de droit. Mais, bien entendu, c’est quelque chose qui n’est jamais atteignable réellement, dans l’absolu. C’est pourquoi notre rôle de chercheurs en sciences sociales doit être d’expliquer quelles sont les tensions et de quelle manière notre justice d’un État de droit se trouve mise sous tension. C’est une des caractéristiques de la violence terroriste que de mettre sous tension nos propres principes démocratiques.

On a focalisé le procès sur l’idée de la religion. Lorsqu’on a parlé de la question sociale ou de la guerre en Syrie, ce n’était pas audible ! 

Ce procès V13 a été en quelque sorte un procès de l’État de droit, en donnant largement la parole aux accusés et aux avocats de la défense, qui n’étaient pas des commis d’office, même si ceux-ci, contrairement à ce qu’on dit souvent, sont des avocats de très haut niveau la plupart du temps. On a construit un dispositif pour les victimes ; on a intégré des chercheurs. On a construit une salle d’audience ad hoc dans le vieux palais de justice de l’île de la Cité dans le centre de Paris (un an de travaux et des millions d’euros investis).

Quelque part, c’est une justice de luxe ! Et c’est ce qui a fait la « réussite » de ce procès. Mais, justement parce qu’on est dans un État de droit et qu’il nous faut être crédibles, il nous faut prendre du recul et nous interroger. Pourquoi dit-on que cela n’a pas été un « grand débat démocratique » ? Parce qu’on l’a focalisé sur l’idée de la religion. Or, lorsqu’on a parlé de la question sociale ou de la guerre en Syrie, ce n’était pas audible ! 

Une autre dimension peut aussi interroger : pourquoi n’avait-on pas, en France, de jury populaire ? En Belgique, il y en a eu un. Je ne dis pas qu’il aurait fait mieux. Mais le terrorisme est, par définition, une violence contre la société. Pourquoi n’est-elle pas représentée ? Ce grand débat démocratique doit donc encore exister, se frayer un chemin, car on a donné alors à la justice beaucoup d’importance et de fonctions auxquelles elle ne peut pas totalement répondre. Cela revient en fait à poser la question de savoir si le lieu de ce grand débat démocratique, s’il n’est pas advenu dans cette salle du tribunal de Paris, est vraiment une salle d’audience. Peut-être parce qu’il n’a pas pu avoir lieu ailleurs…
là où il aurait peut-être dû se tenir.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Police / Justice Idées
Temps de lecture : 12 minutes

Pour aller plus loin…

Déportation de Salah Hammouri : la compagnie aérienne El Al visée pour complicité dans une plainte
Justice 11 novembre 2025 abonné·es

Déportation de Salah Hammouri : la compagnie aérienne El Al visée pour complicité dans une plainte

L’avocat franco-palestinien a déposé plainte pour crimes de déportation, persécution et ségrégation. Parmi les mis en cause, la compagnie aérienne israélienne ayant procédé à sa déportation en décembre 2022.
Par Pauline Migevant
Alix*, blessée à Sainte-Soline : « Les gendarmes ont eu la permission de tuer »
Entretien 6 novembre 2025

Alix*, blessée à Sainte-Soline : « Les gendarmes ont eu la permission de tuer »

Elle a été blessée gravement lors de la manifestation contre les mégabassines, en mars 2023 et déposé plainte. Pour Alix*, les révélations de Mediapart et Libération démontrent le caractère institutionnel de la violence au sein de la gendarmerie.
Par Pierre Jequier-Zalc
Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »
Entretien 5 novembre 2025 abonné·es

Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »

Des millions de personnes dans les rues, un pays bloqué pendant plusieurs semaines, par des grèves massives et reconductibles : 1995 a été historique par plusieurs aspects. Trente ans après, la politiste et spécialiste du syndicalisme retrace ce qui a permis cette mobilisation et ses conséquences.
Par Pierre Jequier-Zalc
1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique
Analyse 5 novembre 2025 abonné·es

1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique

Le mouvement de 1995 annonce un retour de l’engagement contre la violence néolibérale, renouant avec le mouvement populaire et élaborant de nouvelles problématiques, de l’écologie à la précarité, du travail aux nouvelles formes de solidarité.
Par Olivier Doubre