« Des hommes et des dieux » de Xavier Beauvois ; « Des filles en noir » de Jean Paul Civeyrac

Christophe Kantcheff  • 19 mai 2010
Partager :
« Des hommes et des dieux » de Xavier Beauvois ; « Des filles en noir » de Jean Paul Civeyrac

J’ai croisé Mariana Otero hier soir, l’auteur d’ Entre nos mains , le documentaire présenté par l’Acid dont je parlais hier. Elle m’a fait remarquer une chose, qui est restée jusqu’ici inaperçue : sur les 19 longs métrages que compte la sélection de la compétition officielle, aucun n’est signé par une cinéaste. La seule réalisatrice sélectionnée, Julie Bertuccelli, l’est pour le film de clôture, qui est par définition hors compétition. Cette absence de femmes est plus que troublante, en effet. Mariana Otero est d’autant plus heureuse d’être à Cannes avec l’Acid que sur les 9 long métrages programmés par l’association, 5 ont été réalisés par des femmes.

Illustration - « Des hommes et des dieux » de Xavier Beauvois ; « Des filles en noir » de Jean Paul Civeyrac

Xavier Beauvois est entré aujourd’hui dans la compétition, avec Des hommes et des dieux , film « librement inspiré » de la vie des moines cisterciens de Tibhirine en Algérie, de 1993 jusqu’à leur enlèvement en 1996. Ils sont huit (et seront tardivement rejoints par un neuvième) à vivre dans un monastère totalement ouvert sur l’extérieur, et de plain pied dans le quotidien des habitants des villages alentour. D’emblée, les premières images expriment dans quel esprit ces hommes vivent leur foi là où ils se sont installés : un des Algériens qui travaille au monastère les invite à la cérémonie religieuse, musulmane bien sûr, consacrée à son jeune fils, et ils s’y rendent avec joie. A l’évidence, les villageois portent ces moines dans leurs cœurs, car ceux-ci les aident, les soignent, et les comprennent.

Ce film était à hauts risques. Il aurait pu par exemple heurter les esprits agnostiques ou les anti-religieux en raison , dirait-on aujourd’hui, de la « vision positive » de la foi qu’il présente. Certes, il y aura toujours des spectateurs dogmatiques. Mais il n’échappera pas aux autres que ce que le film raconte avant tout, c’est la manière dont ces moines puisent dans leur foi la résistance morale et le courage dont ils font preuve face au danger de mort. Et le message de paix qu’ils en tirent est non seulement universel, mais aussi, et surtout, universaliste (incluant les islamistes, et en rien prosélyte). Les villageois ne perçoivent pas le discours et l’attitude des moines autrement. C’est pourquoi ils leur semblent constituer, dans ces temps dangereux qui les effraient, leur meilleure protection.

Le film aurait pu aussi s’enfermer dans une dénonciation exclusive des islamistes algériens, ce qui aurait été reçu par les belles âmes comme un acte salutaire, voire courageux. Mais Xavier Beauvois ne fait pas une œuvre militante ou idéologique. Si les moines sont effectivement sous la menace des islamistes, les forces gouvernementales ne sont pas idéalisées pour autant. Et, comme dans la réalité, où les assassins des moines ne sont toujours pas identifiés, le film ne désigne pas explicitement qui sont les responsables.

Reste la forme de Des hommes et des dieux . Quelques réminiscences de Rossellini ( Les onze fioretti ) et de Bresson transparaissent. L’austère composition en tableau des images du monastère est rehaussée par la sensualité des paysages algériens, et par l’harmonie des chants cisterciens, qui constituent la seule réplique des moines à la violence. Le cinéaste est aussi parvenu à rendre dans sa mise en scène l’exigence de la vie collective des moines, faite de démocratie, de profond respect de l’autre et, bien sûr, de rituels liturgiques.

Xavier Beauvois a réuni des comédiens de premier plan, dont Lambert Wilson en frère Christian – le « chef » qui connaît par cœur et de manière approfondie le Coran –, Philippe Laudenbach, Olivier Rabourdin, Jacques Herlin, et le sublimissime Michael Lonsdale, qui compose un frère médecin submergé par le nombre de consultations, passant donc le plus clair de son temps à une activité laïque et directement relative au corps.

Avec Copie conforme , d’Abbas Kiarostami, des hommes et des dieux est aujourd’hui ma deuxième possible Palme d’or (alors que la majorité de mes confrères expriment leur préférence pour Another Year de Mike Leigh et Biutiful d’A.G. Inarritu).

Illustration - « Des hommes et des dieux » de Xavier Beauvois ; « Des filles en noir » de Jean Paul Civeyrac

À la Quinzaine des réalisateurs, j’ai vu le nouveau film de Jean-Paul Civeyrac à la meilleure place : entouré de lycéens. J’ai pu ainsi entendre leurs commentaires à l’issue de la projection des Filles en noir , qui met en scène deux adolescentes aux tendances morbides parce qu’assoiffées d’absolu. « J’ai adoré » a immédiatement confié l’une, quand un autre marquait plus de réserves, et une troisième estimait carrément que les deux personnages de leur âge n’étaient tout simplement pas crédibles. Pas d’unanimité, donc, mais c’est fantasmer sur l’existence d’ un public adolescent que de penser le contraire. Et l’on se trompe aussi de croire que les meilleurs juges d’un film en sont les premiers concernés.

Quel que soit donc mon âge, Des filles en noir m’a semblé très juste dans la description d’une radicalité romantique chez deux adolescentes, dont les prénoms disent l’extraction sociale modeste, Noémie et Priscilla (Elise Lhomeau et Léa Tissier). Elles ne perçoivent de la vie d’adulte que les conventions, les conservatismes, et l’étroitesse de l’horizon. Le film raconte avec sensibilité ce que ces deux filles à l’amitié fusionnelle ressentent comme élan intérieur voué à ne pas trouver sa forme dans le monde matériel. Et si dans la deuxième partie du film, une sorte de réconciliation avec l’existant est possible pour l’une des deux adolescentes, le prix à payer en aura été maximal. Jean-Paul Civeyrac est un cinéaste dont la manière douce cache un grand talent à filmer ce qui est terriblement farouche.

Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don