Les chemins escarpés de Damas

La nouvelle diplomatie française dépêche un émissaire à Damas avant de réunir tous les protagonistes de la crise libanaise, le 15 juillet, dans la banlieue parisienne.

Étienne de l’Ancro  • 12 juillet 2007 abonné·es

Après maints retournements, un diplomate français se rendra bien en Syrie à la fin de cette semaine, mais sans le caractère officiel que Paris voulait donner à cette mission. Retour en arrière. Début mai, en accord avec Washington, Paris décide d’amorcer un début de dégel avec Damas. Alors ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy a conservé une ligne directe avec Assef Chawkat, le tout-puissant chef des services secrets syriens. Ce maintien discret de relation, sinon de coopération sécuritaire, notamment dans le domaine du contre-terrorisme, pourrait servir de fondement au rétablissement d’une relation diplomatique « plus normale » , dit-on à l’Élysée. Lors de la réunion ministérielle préparatoire du sommet du G8, à Potsdam, le 30 mai dernier, Condoleezza Rice, qui « se réjouit » de travailler avec Bernard Kouchner, explique à ce dernier que Washington est tenu (Irak oblige) d’amorcer un dialogue « formel » , mais seulement formel, avec Téhéran, et qu’il serait bon que Paris fasse de même avec la Syrie. Message reçu.

En nommant le diplomate Jean-Claude Cousseran missi dominici au Proche-Orient, afin d’organiser une rencontre inter-libanaise d’ici à la mi-juillet, l’Élysée envoie un triple message : premièrement, il s’agit de « déchiraquiser » le dossier libano-syrien. Les chancelleries arabes se souviennent en effet qu’en juillet 2002 c’est Jacques Chirac lui-même qui a congédié Jean-Claude Cousseran, alors patron des services secrets français. Les mêmes savent aussi que Jean-Claude Cousseran, qui fut ambassadeur à Damas (1993-1996), a déjà rétabli la relation franco-syrienne une première fois, après la période de gel due à l’assassinat de l’ambassadeur Louis Delamare à Beyrouth en 1981. Enfin, en nommant un diplomate plutôt marqué à gauche, l’Élysée applique au dossier libano-syrien ses velléités d’ouverture politique, indiquant par là que la préparation d’une rencontre inter-libanaise à Paris s’effectuera sans préjugés partisans d’aucune sorte. Le nouveau locataire du Quai d’Orsay a l’occasion de le répéter de vive voix au général chrétien Michel Aoun, l’un des chefs de file de l’opposition libanaise : « On est prêt à parler avec tout le monde » … En déplacement à Beyrouth les 24 et 25 mai, Bernard Kouchner récidive. Voilà pour la com.

Sur le fond, le Quai d’Orsay précise qu’il ne s’agit pas de monter une table ronde du type de celle qui fut organisée à Marcoussis pour la Côte-d’Ivoire, mais plutôt de « réunir l’ensemble des représentants libanais sans avoir, forcément, un ordre du jour préétabli… » . Il s’agit bien de rester dans le « formel » , conformément aux exigences de Condoleezza Rice. Début juin, aussitôt connue, la mission Cousseran est systématiquement pilonnée par les ténors du 14-Mars (la coalition anti-syrienne qui soutient Fouad Siniora, le Premier ministre), les interlocuteurs quotidiens de Bernard Emié, l’ambassadeur de France à Beyrouth, indéfectible soutien du Premier ministre, qualifié de « pro-occidental » par la grande presse internationale. Le chef druze Walid Joumblatt récuse par avance toute espèce de discussion qui pousserait vers l’esquisse d’un « gouvernement d’union nationale » . L’ancien Président Amine Gemayel, chef du parti Kataëb (les Phalanges chrétiennes), qui qualifie en privé l’initiative de « branlette intellectuelle » , traite Jean-Claude Cousseran d’ « agent syrien » , et le Premier ministre remet à deux reprises le rendez-vous qu’il devait avoir à Beyrouth avec l’émissaire français. Enfin, le ministre des Télécommunications, Marwan Amadé, téléphone tous les jours à son ami Bernard Emié pour lui dire que cette mission est « une folie dangereuse » . Parallèlement, Jeffrey Feltman, l’ambassadeur américain à Beyrouth, gère en sous-main une mission suisse directement concurrente de celle de Jean-Claude Cousseran. Pendant ce temps-là, à Paris, Johnny Abdo – l’ancien chef des services libanais, fidèle serviteur de la famille Hariri – anime un lobbying de sabotage avec l’aide fébrile de l’ancien ministre libanais de la Culture, Ghassan Salamé.

Dans ces conditions, la tournée libanaise de Jean-Claude Cousseran n’est pas un franc succès. Et l’attentat meurtrier commis le jeudi 14 juin contre le député haririste Walid Eido survient à point nommé. En effet, le samedi 16 juin, le diplomate français devait se rendre à Damas pour un déjeuner avec le ministre syrien des Affaires étrangères, Walid Moualem. Une rencontre avec le Président Bachar el-Assad était également prévue. Il était même question que Jean-David Lévitte – le conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy – se rende ultérieurement à Damas, ce qui aurait permis de nommer un nouvel ambassadeur en France, poste vacant depuis plusieurs mois.

Toutefois, ce rétablissement des relations ne devait pas se faire au détriment du gouvernement de Fouad Siniora et sortir du cadrage « formel » de Condoleezza Rice. Dans la perspective d’une amitié franco-américaine retrouvée, la politique libano-syrienne de Nicolas Sarkozy s’articule autour d’une équation stricte : l’Occident a fait beaucoup de concessions à la Syrie, sans aucun retour. Il est temps de lui tendre la main, mais, parallèlement, de lui demander des comptes. C’est ainsi à Damas de prouver sa bonne foi en modifiant radicalement son comportement au Liban, en Irak et en Palestine. Ce faisant, Damas pourrait être récompensé par le déblocage des négociations sur l’accord d’association syro-européen, gelées depuis trois ans.

Quelques minutes après la déflagration qui a coûté la vie au député Walid Eido, plusieurs agents jordaniens de sécurité fouillent les décombres avec l’aide de « conseillers » de l’ambassade américaine, encadrés par des gardes des FSI, la sécurité intérieure libanaise fidèle à Fouad Siniora. L’ambassade jordanienne et les « conseillers américains » transmettent rapidement à leurs homologues parisiens leurs premières conclusions. Celles-ci jugent « sans doute possible » , dit-on au secrétariat général de l’Élysée, l’implication des services syriens. Jean-Claude Cousseran reçoit aussitôt instruction de remettre son déplacement à Damas… À défaut de s’effectuer officiellement, comme prévu dans sa première version, ce voyage aura bien lieu avant le 15 juillet – date prévue pour la réunion à La Celle-Saint-Cloud –, mais d’une manière plus discrète, sinon secrète, afin de garantir une coopération minimale sur les questions de contre-terrorisme.

Le chemin de Damas emprunté par Jean-Claude Cousseran ira-t-il jusqu’au rétablissement d’une relation diplomatique normale ? Les adeptes du réalisme proche-oriental ont toujours prétendu que rien ne se réglerait, dans la région, sans la Syrie. Au-delà de la réunion de La Celle-Saint-Cloud, comment la France pourrait-elle continuer à boycotter Damas alors que même le ministre danois des Affaires étrangères, incarnation d’une des diplomaties les plus pro-américaines de l’Union européenne, vient d’y effectuer un séjour ?

Avant Jacques Chirac, dans la grande tradition de la diplomatie française, il s’agissait de reconnaître un gouvernement étranger indépendamment de tout jugement politique ou moral, dès lors qu’il exerçait une autorité suffisante sur son territoire. C’est ainsi qu’Édouard Herriot a fait reconnaître l’Union soviétique en 1924 et que le général de Gaulle a reconnu la Chine de Mao en 1964. Alliée aux « amicales » recommandations de Condoleezza Rice, cette belle tradition a visiblement tendance à se perdre, comme les intérêts de la France au Proche-Orient ont tendance à s’abîmer, sinon à se confondre avec ceux des États-Unis.

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