L’achat est-il un pouvoir ?

Geneviève Azam  • 8 novembre 2007 abonné·es

Le pouvoir d’achat des salaires nets stagne depuis la fin des années 1970, et, depuis plus de dix ans, cette stagnation n’est plus compensée par les prestations sociales. Pourtant, le pouvoir d’achat est à l’honneur, le Medef et le gouvernement sont à son chevet. Cynisme des nantis, certes, mais aussi leçons pratiques, si nous voulons bien y regarder de plus près.

La commission Attali veut « libérer la croissance » et stimuler le pouvoir d’achat, libérer la grande distribution et permettre la concurrence, généraliser le hard discount et la baisse des prix. Une loi sur la concurrence est déjà annoncée. Christine Lagarde exhorte les entreprises et les salariés à utiliser des heures supplémentaires au nom du triple bonus : plus 25 % à partir de la 36e heure, pas de « charges » sociales, pas d’imposition sur le revenu. Le pouvoir d’achat a eu sa conférence nationale : création d’une commission chargée d’examiner l’évolution du smic (sic), dont le niveau doit « être adapté aux circonstances économiques du moment », selon les dires du ministre Xavier Bertrand, et allégement des cotisations sociales pour diminuer le coût du travail sur les bas salaires et libérer le pouvoir d’achat. Enfin, Nicolas Sarkozy et le Medef veulent bien envisager une taxe carbone contre le réchauffement climatique, mais elle doit venir en compensation d’un allégement du coût du travail, pour conserver le pouvoir d’achat. Que d’égards !

La messe est dite : le pouvoir d’achat des salaires, qui dépend de l’augmentation nominale des salaires et de l’évolution des prix, sera maintenu ou augmentera par la diminution des prix, prix du travail inclus. Le smic évoluera en fonction des contraintes du marché, il sera « dépolitisé » toujours selon Xavier Bertrand. La rhétorique est bien huilée. Voilà pourquoi toute négociation qui porterait seulement sur le pouvoir d’achat est un terrible piège.

D’abord, parce que le pouvoir d’achat des salariés, au sens de la capacité d’achat, ne dépend pas seulement du salaire net, il dépend des prestations sociales, financées par les prélèvements sociaux et fiscaux. La diminution de ces derniers, ajoutée au maintien du partage actuel de la richesse, signifie que le pouvoir d’achat des salaires ne peut se maintenir ou augmenter que par la diminution des prix des biens et services mis sur le marché. Ainsi, la diminution des coûts salariaux, la mise en concurrence des travailleurs, la libéralisation des échanges, le pillage des ressources naturelles et les importations de marchandises produites et commercialisées à bas coûts sociaux et environnementaux se trouvent légitimés. Le pouvoir d’achat est réduit à la capacité individuelle d’achat sur le marché et ne peut être maintenu qu’au prix de la dévalorisation massive du travail et des ressources naturelles.

Cette individualisation exprime le choix de l’augmentation infinie de la consommation privée au détriment des consommations collectives, financées sur fonds publics ou produites dans le cadre d’activités coopératives et solidaires. Elle prétend réaliser la « souveraineté » du consommateur alors que le pouvoir d’achat ainsi entendu est l’imposition d’un pouvoir de vente à bas prix et bas salaires.

Or, le pouvoir d’achat, au sens réel de « pouvoir » et non plus seulement de capacité d’achat, pourrait prendre tout son sens avec le « choix de ne pas acheter ». Ne pas acheter sur le marché parce que certains biens et services sont mis hors marché, produits et financés en tout ou partie par la collectivité ou par des formes collectives d’association et d’auto-organisation. Ne pas acheter parce que seraient privilégiées des consommations collectives qui assurent les besoins sociaux essentiels : santé, éducation, transport, environnement. Ne pas acheter quand les conditions sociales et environnementales de production et de commercialisation, en France et dans le monde, sont inacceptables. Ne pas acheter aussi fréquemment si la durabilité des produits et des conditions de leur production est un critère premier des choix productifs.

Dans le contexte de limitation structurelle des ressources non renouvelables et de hausse des prix de certaines matières premières agricoles de base, de sous-évaluation des coûts environnementaux à la production et au transport et d’oubli des dégâts sanitaires, la baisse des prix par la concurrence est un déni du réel qui relève du cynisme. La rétraction de certaines ressources exige au contraire un frein net à la course à la consommation privée, au profit de choix publics, de règles collectives d’usage et de consommation. C’est à ce prix que les plus défavorisés pourront espérer voir durablement se transformer leurs conditions de vie et retrouver leur capacité de choix, leur pouvoir de citoyens, au lieu d’être les instruments du consumérisme et d’une consommation de pacotille qui leur est spécifiquement destinée.

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