Mensonges et infantilisation

« Le Fascisme, un encombrant retour » analyse l’action gouvernementale de Silvio Berlusconi et de Nicolas Sarkozy à la lumière du passé mussolinien. Et met en évidence de troublantes analogies.

Olivier Doubre  • 23 avril 2009 abonné·es
Mensonges et infantilisation
© Le Fascisme, un encombrant retour ?, Michela Marzano, Larousse, « Philosopher », 192 p., 17 euros.

Politis : Dans votre ouvrage, vous rappelez ce qu’a été le fascisme italien et observez de nombreux points communs avec Silvio Berlusconi, voire avec Nicolas Sarkozy. Ces comparaisons ne sont-elles pas dangereuses, risquant de qualifier trop vite des phénomènes différents et éloignés dans le temps ?

Michela Marzano : Toute comparaison peut certes être dangereuse, mais se priver de comparaison l’est au moins autant puisque l’histoire livre certaines leçons qu’il ne nous faut pas oublier. Il ne s’agit pas de plaquer un schéma préfabriqué sur des faits contemporains. Ce que j’ai voulu faire est d’abord essayer de comprendre ce qui s’est produit dans le passé, non seulement d’un point de vue historique, mais aussi conceptuel : mettre en évidence les caractéristiques idéologiques du fascisme italien, distinguer le régime mussolinien du nazisme ou d’autres régimes de droite autoritaires, et, une fois ce travail conceptuel accompli, tenter d’aborder la situation présente, sans simplifier ce qui se passe aujourd’hui, mais sans pour autant nier les points communs ou les ressemblances avec ce passé. Je sais bien que parler de fascisme est grave, et il ne s’agit pas pour moi de dire que nous vivons sous un régime fasciste. Ce que je dis en revanche, c’est que nous vivons une période très difficile, aggravée par la crise économique actuelle, et qu’il nous faut absolument éviter un certain nombre d’erreurs commises dans le passé, en particulier dans les années 1930, afin de ne pas se retrouver – sans s’en rendre compte – sous un régime autoritaire qui se rapprocherait dangereusement d’un régime fasciste.

Vous citez un démocrate italien, Pietro Gobetti, qui écrivait en 1924 : « Le fascisme en Italie est un signe d’infantilisme parce qu’il représente le triomphe de la facilité, de la confiance et de l’enthousiasme. » Diriez-vous que Berlusconi est lui aussi un signe d’infantilisme ?

Je le crois, parce que la façon qu’il a de fasciner les Italiens repose sur ses déclarations où il explique que, comme il a pu prendre en charge des entreprises et les conduire au succès, il va faire la même chose avec le gouvernement du pays. Il raconte ainsi un véritable conte de fées auquel croit une majorité d’Italiens qui s’en remettent à une sorte de père, censé connaître la recette du bonheur et de la réussite. Cette forme d’infantilisme apparaît aussi avec la rhétorique sportive constamment employée par Berlusconi, avec son parti qui porte le nom des encouragements des supporters à l’équipe nationale de football et qui ressemble lui-même à une équipe. C’est une forme d’antipolitique qui veut réduire la politique à une sorte de match qu’il s’agit de remporter pour montrer à son voisin qu’on a gagné. Or, en s’en remettant à ce père, à cet entrepreneur, à ce sportif tel que se présente Berlusconi, on accepte bientôt toute une série de choses qui seraient inacceptables – je pense notamment aux atteintes patentes aux libertés publiques – si on ne croyait pas à ce conte de fées. On assiste ainsi à une véritable démission de la part des Italiens, qui est tout à fait sensible dans le pays aujourd’hui. Et cela permet à Berlusconi de dire tout et son contraire, depuis maintenant près de quinze ans, sans que de vraies réactions s’expriment face à lui. C’est là encore un autre trait commun avec le fascisme mussolinien, qui dissimulait constamment la réalité. La parole n’a désormais plus de valeur en politique, et l’on peut mentir sans cesse.

Je pense par exemple au cas d’Alitalia, la compagnie aérienne nationale, dont Air France devait, au moment de la dernière campagne électorale, prendre le contrôle. Berlusconi a alors déclaré qu’avec lui la compagnie resterait italienne, avec une débauche d’arguments aux relents nationalistes. Résultat : un an après, Air France est entré au capital d’Alitalia, avec des milliers de licenciements à la clé ! C’est d’ailleurs exactement la même rhétorique volontariste (non suivie d’effet) utilisée par Sarkozy devant l’usine de Gandrange face à ArcellorMittal, avec les résultats que l’on sait. Et il vient de récidiver en la matière avec Caterpillar…

L’un des points forts de votre analyse est la tendance, qui là aussi est un trait commun avec le fascisme, à rendre floue la différence public/privé.

Comme Hannah Arendt l’a très bien montré, un des piliers de nos démocraties est la frontière entre public et privé. L’une des caractéristiques du fascisme avait été que les barrières entre vie publique et vie privée s’étaient progressivement effacées. L’État prenait entièrement en charge la vie des citoyens dans tous les domaines, non seulement en contrôlant les idées politiques de chacun, mais également en organisant le temps libre des gens. Le régime intervenait directement sur la vie privée. Le privé avait été en quelque sorte exproprié. Après 1945, on est revenu à une séparation nette entre public et privé, et l’État n’interfère en aucun cas dans la vie privée des individus. Le problème, c’est que ces barrières sont aujourd’hui en train de s’effacer, et ce de plusieurs manières. Tout d’abord, l’État tente de connaître de plus en plus de choses de la vie privée des citoyens. C’est le mythe de la transparence où tout doit être connu, accessible, visible, toujours au nom de la sécurité. Les caméras de surveillance ont ainsi envahi nos villes. Mais on assiste aussi à ce que j’ai appelé la « publicisation de l’espace privé ». Par exemple, la vie privée des hommes politiques est de plus en plus rendue publique. Berlusconi ne cesse de parler de lui, en vantant ses performances en tant qu’homme, en tant que sportif et même en tant qu’amant ! Sarkozy a fait la même chose avec sa vie privée, et tout le monde a pu suivre sa séparation avec Cécilia, sa rencontre avec Carla puis son mariage. Cela produit un effet de diversion et on ne s’occupe plus pendant ce temps-là de ce qui se passe réellement. Parallèlement, on sait bien toutes les mesures prises depuis plus de trente ans, au nom de l’idéologie néolibérale, afin de privatiser cette fois l’espace public : on tente ainsi de faire entrer dans le domaine du privé, avec les logiques du privé, l’hôpital, l’école, la justice, l’université, etc. Les frontières entre public et privé sont donc en train de devenir floues. Et c’est là un vrai danger pour la démocratie.

Cela s’accompagne d’atteintes aux libertés publiques de plus en plus graves. En France aussi, mais le degré atteint en Italie est extrêmement inquiétant. N’est-on pas, là-bas, déjà entré dans un régime autoritaire ?

Je le crois. On voit maintenant, en Italie, des milices armées patrouiller dans les rues au nom de la « sécurité », ainsi que des « rondes » de citoyens pour dénicher les Roms, les prostitué(e)s, les étrangers, les clochards, etc. Un État policier est donc réellement en train de se mettre en place. La conséquence paradoxale est que, exactement comme sous le fascisme, plus on développe ce système policier, plus la peur augmente…

Vous appuyez votre analyse sur les écrits de l’historien américain Robert O. Paxton [^2] et du plus réputé des juristes italiens, Noberto Bobbio. Pourtant, on a l’impression d’un grand silence de la part des intellectuels sur ce qui est train de se passer.

C’est vrai que, sous le fascisme, il y a eu de grandes figures qui ont dénoncé le régime, comme Gramsci, les frères Roselli, Pietro Gobetti, etc. Mais il faut bien voir qu’il y a eu aussi et surtout une grande collaboration. Si vous regardez du côté des universitaires, à qui on a demandé de jurer fidélité au fascisme, seuls quatorze environ ont refusé ! Sur la question des intellectuels, je crois que, d’une part, il y a une vraie peur de ne pas bien comprendre ce qui est en train de se passer. C’est, je dirais, la traditionnelle retenue de nombreux intellectuels qui ne souhaitent pas passer pour des extrémistes. Mais, d’autre part, je suis convaincu que les intellectuels et, en particulier, les philosophes doivent assumer leur rôle et dénoncer ce risque d’un « encombrant retour » – qui est le sous-titre de mon livre avec un point d’interrogation. On n’est pas encore dans un régime fasciste, mais on est en train de s’en rapprocher dangereusement. Et sur cette question des intellectuels, je prends l’exemple d’Adorno, philosophe de l’École de Francfort qui a fui le nazisme en 1933 : il a reconnu s’être trompé et avoir cru un moment que le pouvoir qui était en train de se mettre en place n’allait pas empêcher la pensée. Il explique ainsi que lorsqu’il y a un mouvement anti-intellectuel contre la pensée, on arrive à une dictature qui se caractérise par la mort de la pensée. Je considère pour ma part, en m’appuyant sur l’apport de la pensée critique de l’École de Francfort, qu’au moment où l’on a encore la possibilité de s’exprimer, ce qui est le cas, je me dois de m’engager pour permettre à la pensée de rester vivante.

[^2]: Cf. le Fascisme en action, Seuil, 2004, qui explique notamment que le fascisme peut aujourd’hui prendre des formes différentes et qu’il ne faut pas attendre un retour des « chemises noires »…

Idées
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