« La Persistance du froid », de Denis Decourchelle

« La Persistance du froid », ambitieux premier roman
de Denis Decourchelle,
déploie une langue
qui embrasse le monde.

Christophe Kantcheff  • 29 avril 2010 abonné·es
« La Persistance du froid », de Denis Decourchelle
© PHOTO : QUIDAM EDITEUR La Persistance du froid, Denis Decourchelle, Quidam, 147 p., 16 euros.

C’est un peu la situation rêvée – en tout cas pour nous : un auteur, Denis Decourchelle, dont on ne sait rien (par définition, puisqu’il débute). Et surtout, un premier roman, la Persistance du froid, qui s’éloigne des chemins balisés, ne cherche pas d’emblée la séduction facile, et pourtant conquiert rapidement son lecteur, par son ambition, sa force, son ampleur. Autant dire que cela n’arrive pas tous les jours. Le mystère, c’est que ce livre sorti depuis janvier n’a pas de fortune critique. Mais le mystère n’en est pas un. Rien de plus courant, de plus banal au contraire : la Persistance du froid n’est pas dans la rumeur, celle qu’alimente le milieu médiatico-­éditorial autant qu’il l’amplifie, les mêmes noms et titres promus en ­boucle, inlassablement encensés. Mais laissons cela.

Une courte introduction énigmatique ouvre la Persistance du froid . La suite l’éclairera en partie. Puis, sous la forme d’une liste, où figurent leurs noms et leurs qualités, les personnages sont présentés, à la manière d’une pièce de théâtre, ou d’un « Grand Générique », comme annoncé dans l’introduction. Enfin, le roman s’élance. Pas à la manière classique d’une histoire qui se développe. On part du premier personnage de la liste, un enseignant en anthropologie de l’université du Wisconsin, Joe Peterson, puis on passe à l’une de ses étudiantes, Gaella Bird, et à son sujet d’étude sur un homme qui, dans le quartier de Lincoln Park, à Chicago, déploie dans la rue « les mouvements d’une gymnastique étrange » . Le chapitre suivant démarre dans le même quartier de Chicago, mais avec une ancienne comédienne célèbre de feuilletons télévisés, Résa Weiner, qui ­désormais anime une émission en soutien aux usagers de drogue sur une radio associative… Et ainsi de suite, avec différents personnages sans relations apparentes ou au contraire qui ont des liens familiaux – les parents juifs polonais de Résa, quand ils se sont retrouvés en France, en 1940, ou encore son propre fils, Jerzy.

L’ensemble, dont la construction peut paraître a priori chaotique ou aléatoire, a pourtant une forte cohérence. Le flux de l’écriture en est le ciment le plus visible, avec ses longs méandres qui ont pour vocation d’embrasser le monde, et un souffle qui ne dédaigne pas le lyrisme. Parfois un peu chargée en adjectifs (petit défaut de premier romancier ?), la langue de Denis Decourchelle parvient surtout à créer des images et à faire résonner les mots comme s’il s’agissait d’une partition, ou plus exactement d’une envolée improvisée. Comme celle de Phil Sprinkler, un autre des personnages, saxophoniste ténor qui, un jour, a fasciné ses auditeurs pendant vingt-sept minutes sans discontinuer.

L’histoire est très présente dans la Persistance du froid. En particulier « les gens simples » qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment en France, sont « restés muets pendant la torture ou retournés anonymement, au sortir de la guerre, dans la deuxième pénombre d’une vie sans médaille ni calcul politique » . Des anti-héros en quelque sorte. Comme les Boyer, qui, dans la région de Royan, sous l’Occupation, ont accueilli et protégé les parents de Résa. «  Ni la pitié ni la honte de ne pas faire le bien avaient fait naître cette hospitalité, mais plutôt l’attraction instinctive pour la possibilité de vie, la nouvelle sonorité vitale qu’incarnaient ces êtres semblables à un trio de musiciens pour qui l’intelligence était un instrument. » Cette phrase, où l’ « instinctive » ouverture à l’autre est louée, est nourrie de la pensée qui sous-tend la Persistance du froid , et qui en fait l’unité discrète.

Valentin Semenov est un autre de ces anti-héros. Cosmonaute russe du début des années 1960, Semenov a subi la disgrâce du régime soviétique pour ne plus avoir vu la Terre de la même manière au retour de ses ­périples dans l’espace. Il « ne cache pas avoir éprouvé des perceptions si intenses et nouvelles qu’il ne sait comment les nommer » . Foin du dogme officiel. La Terre, pour lui, est désormais un tout, et ne peut plus se concevoir compartimentée, quelles que soient les formes de séparation que les hommes inventent.

Le cœur du roman est là, sa philosophie. Non pas ce qu’en littérature on a appelé l’unanimisme, qui induisait d’exprimer les états d’âme collectifs. Mais le nécessaire élargissement des horizons. Une mondialisation du point de vue, au bon sens du terme. D’où la fréquence, dans la Persistance du froid, de « regards panoramiques » , de visions avec profondeur de champ. Quelque chose qui fait songer au seul roman magnifique et hors norme d’Olivier Rolin, l’Invention du monde  [^2], dont l’œil du narrateur tournait autour du globe le temps d’une journée.

Cette façon d’appréhender le monde n’est pas gratuite : elle entraîne le sentiment d’y appartenir, et plus encore : la conscience que tout ce qui se passe partout nous concerne, et même, nous atteint. Les personnages de Denis Decourchelle partagent cette conscience-là. Ils font partie du « Grand Générique » . Là encore il est question d’unité. La Persistance du froid est un roman magnifique et de longue portée.

[^2]: Le Seuil, 1993, repris en Points Seuil.

Culture
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