S’autoriser le merveilleux

Alain Cangina  • 11 novembre 2010 abonné·es

Les contes n’existent-ils que pour les enfants ? La réponse est non. À l’évidence, les enfants demeurent en lien direct avec le merveilleux. Jamais étonnés par un arbre qui dialogue avec un animal, ni par un djinn qui surgit d’une volute de fumée. Ils connaissent l’existence d’un autre réel. De là à croire que les contes ne s’adressent qu’à eux… Ce serait mépriser la clairvoyance des contes. Comme le soleil brille indifféremment pour tous, la sagesse rayonne pour chacun.

Il est toujours réjouissant dans un lieu où l’on raconte de voir les adultes retrouver presque instantanément leur regard innocent et curieux. Les lèvres légèrement entrouvertes, comme pour boire littéralement les messages portés par les contes. À leur insu, s’allume le lien qui rattache tout humain à plus grand que lui. Se réveille alors un pan caché de leur instinct, au-delà du réflexe de survie, à moins que cela n’en fasse partie aussi, qui vient, au fond de leur intimité, lever un coin du voile sur une dimension toujours déjà là : les mémoires du futur.

La force mystique du conte, cette capacité exploratrice du mystère de la vie, vient souffler un air neuf et pur dans l’ambiance sombre du formatage des apprentissages, des références normatives et intellectuelles, des règles de la logique du monde. Cette force mystique ouvre les portes d’un espace réel où danse la liberté de la vérité. Le temps du conte permet l’épanouissement, hélas provisoire, d’une certitude ancrée dans les fibres, malheureusement reniée dans le quotidien : l’expérience est supérieure au savoir.

Les contes sont des êtres vivants. Qui voyagent depuis la nuit des temps, portés par les vents, faisant halte dans les nuages ou dans les branches des arbres, espérant toujours et sans faillir transmettre leurs messages, partager leur sagesse. Ils nourrissent. Parfois, on croit se souvenir de quelques contes. En vérité ils frappent à notre oreille. Ils viennent dire la vie et invitent à sortir de la linéarité savante des existences pendant la durée d’une histoire. Ensuite, c’est à chacun de prendre ses responsabilités pour entretenir cette lumière déversée par les contes, d’évoquer avec assiduité les horizons qui ont émergé dans les brumes ensommeillées du conditionnement et de les maintenir vivants dans son intimité.

Les enfants font ça spontanément. Sans effort. Une partie d’eux-mêmes est encore en contact avec cette réalité-là. Les adultes s’en privent, enfermés dans leurs images. Ils veulent penser qu’il faut être sérieux et raisonnables, rationnels et pragmatiques. Ah, culte de l’efficacité ! Ils ne s’autorisent plus le merveilleux, ne se laissent plus aller à l’émotion. Ils n’osent plus regarder ailleurs, vers d’autres temps que celui de Chronos. Les Grecs avaient deux temps supplémentaires, dont aïôn , celui de la méditation, et kaïros , celui du discernement.

Être dans le monde ne coupe pas forcément de la vie.
Les contes, justement, laissent entendre que rien n’est déterminé. Le chemin se trace en marchant. Personne n’est définitivement assujetti à la terre d’esclavage.

Les contes ne changent pas la vie. Ils aident à son essor. Ils ne se font pas entendre pour informer, pour comprendre ou pour analyser, mais pour nourrir. Ils savent bien que la formule chimique d’une pomme n’est pas nutritive. Qu’importe de savoir si les fées, les ogres et les esprits ont des formes palpables et mesurables. Qu’importe le vrai et le faux dans cet espace-là. Le cœur bat toujours pour de vrai. Appliquons-nous à écouter le chant de l’eau, le murmure des arbres, le sommeil des cailloux et la respiration du vent. Si notre attention est suffisante, nous entendrons battre le cœur de l’univers.

Les contes nous rapprochent de l’invisible, nous font sentir l’infini. Ils nous permettent d’aller au-delà de nous-mêmes, dans le plus profond de nous-mêmes. Les parents emmènent parfois leurs enfants écouter des contes. Est-il nécessaire de trouver un prétexte pour se réchauffer l’âme ?

Il existait un village qui ne voyait jamais le soleil. Une immense montagne avait grandi là et séparait les habitants des rayons bienfaiteurs. La tristesse s’était alors installée dans les maisons. Les gens tombaient malades, les enfants devenaient rachitiques. La communauté dépérissait. Un jour, un ancien traversa le village avec une petite cuillère en porcelaine à la main. Étonnés les villageois lui demandèrent où il allait ainsi avec cette petite cuillère. « Je vais déplacer la montagne » , répondit le vieil homme.

Tous éclatèrent de rire, se moquèrent de lui, disant qu’il n’y arriverait jamais.
« Je sais , dit l’ancien, je sais que jamais je n’y arriverai. Mais il faut bien que quelqu’un commence. »

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