Ces best-sellers de gauche

Plusieurs ouvrages engagés, en premier lieu celui de Stéphane Hessel, sont actuellement en tête des ventes d’essais. Petite enquête sur ces succès éditoriaux et leur public.

Olivier Doubre  • 13 janvier 2011 abonné·es
Ces best-sellers de gauche

Nous l’avions interviewé dans Politis lorsque les ventes de son opuscule Indignez-vous  n’avoisinaient encore « que » les 100 000 exemplaires, et déjà Stéphane Hessel était étonné du succès rencontré, trois semaines à peine après sa parution. Or, ses ventes dépassent aujourd’hui les 600 000 unités ! Un chiffre sans doute jamais atteint pour un livre qui a priori ne rentre pas dans les canons du best-seller classique. Son prix, certes modique, ou la période des fêtes de fin d’année, synonymes de potlatch, ne suffisent pas à eux seuls à expliquer un tel engouement du public.

De même, le Président des riches de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Ce livre qui fustige Nicolas Sarkozy est aussi une vraie recherche de sociologues sur les liens des milieux les plus favorisés avec la classe politique : il frôle aujourd’hui les 100 000 exemplaires vendus. En librairie depuis le 3 novembre, le petit Manifeste d’économistes atterrés , livre collectif sur la crise économique qui dénonce les « fausses évidences » délivrées par la pensée néolibérale dominante et propose « 22 mesures pour sortir de l’impasse » , est en train de dépasser les 40 000 exemplaires.

Autre phénomène étonnant, du même éditeur (Les Liens qui libèrent), la somme de l’économiste et membre d’Attac René Passet, les Grandes Représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire . Ce livre de 1 000 pages vendu 38 euros, a franchi le seuil des 6 000 exemplaires, chiffre considérable pour un volume de ce genre. Signalons enfin, pour clore arbitrairement cette liste, les Jours heureux , à l’initiative de l’Association des résistants d’hier et d’aujourd’hui, bénéficiant sans doute indirectement du succès du livre de Stéphane Hessel, membre de cette association. Dénonçant la remise en cause actuelle du programme du Conseil national de la Résistance, il dépasse aujourd’hui les 13 000 exemplaires vendus. Des chiffres qui traduisent sans aucun doute un profond désir d’engagement, de réflexion et… d’indignation.

Tous les libraires de France et de Navarre, indépendants ou de grands groupes, s’accordent à dire que le succès du petit livre de Stéphane Hessel est inédit. À Montpellier, la librairie Sauramps – l’une des plus importantes de l’Hexagone parmi les indépendants – est celle qui a vendu le plus d’exemplaires du texte de l’ancien résistant. Dès le premier jour de mise en vente, Jean-Marie Sevestre, son PDG, a dû rappeler l’éditeur, lui aussi montpelliérain, pour qu’il lui apporte d’urgence des exemplaires, le premier stock ayant été écoulé en quelques heures. Depuis, Sauramps en a vendu plus de 9 000, avec une moyenne de 250 par jour. « Après les dernières manifestations contre la réforme des retraites, nous avons vu les ventes décoller. Comme si les gens voulaient continuer la protestation en lisant ce livre ! En quarante ans de carrière, je n’ai jamais vendu un livre autant… »

Jean-Marie Sevestre se souvient en particulier de la rencontre-signature avec Stéphane Hessel, ­mi-décembre à la librairie : « Nous organisons beaucoup de rencontres, mais, cette fois, c’était véritablement l’émeute. Rapidement, on a dû fermer les portes pour raisons de sécurité. Et Stéphane Hessel a répondu aux questions pendant près de trois heures ! » Selon le libraire, le public était extrêmement varié, des adolescents aux personnes âgées.

Dans une moindre mesure, le succès a été au rendez-vous pour le Président des riches, dont les auteurs ont également fait salle comble lors de leur venue. Leur livre continue, plus de quatre mois après sa parution, à rencontrer un grand nombre de lecteurs. « Et c’est la même chose avec le Manifeste d’économistes atterrés ! Alors que les livres d’hommes politiques se vendent plutôt mal, les gens sont à la recherche de textes courts mais denses. Cela fait plaisir. Après plusieurs années assez apathiques, les gens ont envie de réfléchir, mais sans doute aussi de se fédérer. »

Une même impression ressentie par Guillaume Gandelot, l’un des quatre associés de La Friche, une librairie de quartier, de sensibilité de gauche, du XIe arrondissement de Paris : « Les gens semblent vouloir faire masse, se fédérer, se rassembler avec ces livres. Pour Indignez-vous !, l’achat a un côté militant : les clients en prennent plusieurs, pour l’offrir, le diffuser. Ils ont envie que ce livre décolle, et que les autres s’indignent ! Cela a commencé après le mouvement social. » Pas moins de 600 exemplaires vendus par La Friche ces dernières semaines. Mais les autres titres cités ici rencontrent également nombre de lecteurs du quartier.

Avec certaines particularités parfois. Le Manifeste d’économistes atterrés a sans doute davantage un public militant, engagé dans les réseaux antilibéraux ou parmi les auditeurs de Daniel Mermet sur France Inter. « Toutefois, il est difficile de se faire une idée des gens en dix minutes , prévient Guillaume Gandelot. Mais on sent bien un mouvement depuis quelque temps qui est lié, à mon avis, à une certaine vitalité de l’édition de gauche, engagée, en dépit de ses difficultés : en plus de La Découverte, qui est presque une institution, La Fabrique, Agone, Raisons d’agir, Lignes, Amsterdam, Le Croquant, Les Prairies ordinaires et récemment Indigène ou Les liens qui libèrent, ça fait du monde ! Ce mouvement, on l’avait déjà noté les années passées avec L’insurrection qui vient, ou De quoi Sarkozy est-il le nom ? d’Alain Badiou. » Et de conclure avec un sourire sur une anecdote qui traduit bien cette envie d’engagement et de réflexion : « Avant Noël, une cliente nous a demandé : “Vous avez Insurgez-vous ?” Un autre client lui a alors répondu : “Non, ça, ce sera le tome 2 !” »

L’engouement autour de tous ces livres, Loïc Josse et Isabelle Bossard de La Droguerie de marine, une librairie engagée à Saint-Malo, l’ont bien sûr noté eux aussi. Même si des ouvrages comme Jours heureux ou le Manifeste d’économistes atterrés semblent d’abord toucher des lecteurs appartenant aux réseaux militants. « Saint-Malo est une ville essentiellement de retraités aisés, souvent catholiques et conservateurs, avec son député-maire UMP indéboulonnable. Aussi, la librairie est un peu un lieu de rassemblement, presque de résistance. Or, pour Stéphane Hessel, on a été surpris par certains clients. Cela déborde largement notre clientèle classique “intello de gauche” ; c’est une sorte de grande vague humaniste, de gens généreux, qui ont offert Indignez-vous ! à Noël. Finalement, c’est un ouvrage de fraternité ! » Quant au Président des riches , il a mis du temps à démarrer mais s’est affirmé avec le temps : « Cela nous a surpris car c’est un livre dont la lecture est moins facile. Nous avions pensé qu’il aurait un lectorat plus “qualifié”. Là encore, le bouche-à-oreille a fonctionné, et pas seulement par son côté pamphlet anti-Sarkozy. Les gens sont friands de vrais travaux de sciences humaines, avec une réflexion en profondeur. »

Toutefois, à Saint-Malo, les deux libraires ont aussi été surpris par un autre succès. Celui d’un livre qui repère l’influence de la langue bretonne sur le parler français des Bretons. Bretonnismes , d’Hervé Lossec, édité par Skol Vreizk, une petite maison dont l’intitulé signifie « l’école bretonne », s’est vendu à plus de 25 000 exemplaires dans la région ! Un engouement pour un livre – dont on ne parle pas à Paris – qui traduit peut-être là encore une volonté fédératrice de ses lecteurs.

Idées
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