L’Allemagne, modèle de précarité

La reprise économique outre-Rhin repose en grande partie sur l’augmentation des postes à bas salaire et de l’intérim. Les syndicalistes repartent à l’offensive. De notre correspondante, Rachel Knaebel.

Rachel Knaebel  • 23 février 2012 abonné·es

Pas de recours aux intérimaires sans accord du comité d’entreprise. Voilà ce que va demander au printemps (en plus d’une hausse des salaires de 6,5 %) le syndicat allemand IG Metall pour les branches de la métallurgie et de l’électrotechnique. Après avoir négocié le dispositif de chômage partiel en 2008, pendant la crise financière, le syndicat de l’industrie (1) a fait de la lutte contre les abus de l’intérim l’une de ses priorités.

C’est que la récente reprise économique allemande s’est largement appuyée sur ces travailleurs de seconde classe. Selon l’institut fédéral des statistiques Destatis, plus de la moitié des 322 000 emplois créés entre 2009 et 2010 concernaient du travail temporaire, et les trois quarts, de l’emploi précaire en général (CDD, jobs défiscalisés payés 400 euros, temps partiel de moins de 20 heures par semaine). Aujourd’hui, le nombre d’intérimaires approche le million dans le pays (2). Or, ils sont en moyenne payés 30 % de moins que leurs collègues.

Rendre obligatoire cette consultation des CE représenterait donc une grande avancée. Mais les syndicats allemands ont déjà obtenu quelques succès sur le sujet : égalité de salaire entre intérimaires et permanents pour 85 000 travailleurs de la sidérurgie, acquise fin 2010, et un salaire minimum de branche, à 7,89 euros brut à l’Ouest et 7,01 euros à l’Est depuis le 1er janvier. C’est peu, mais déjà bien dans un pays sans salaire minimum interprofessionnel. IG Metall veut maintenant s’attaquer aux inégalités chez les sous-traitants, auxquels font appel un tiers des entreprises industrielles.

« Il y a quelques années, les adhérents acceptaient difficilement que l’on défende les travailleurs temporaires ou les employés des sous-traitants , rapporte Ingrid Gier, de la centrale d’IG Metall. Mais aujourd’hui, ceux qui sont encore en CDI ont bien conscience qu’ils risquent de finir dans la même situation. Ils trouvent aussi injuste que des collègues fassent le même travail pour, par exemple, 500 euros de moins à la fin du mois. » Autre combat : la jeunesse. La fédération syndicale veut assurer l’embauche en CDI des apprentis en fin de formation de la métallurgie et de l’électronique. C’est déjà le cas dans la sidérurgie.

Reste, pour IG Metall, à s’implanter dans le secteur le plus jeune de l’industrie allemande : les énergies renouvelables. « La branche n’est presque pas régulée, que ce soit au niveau des rémunérations ou des conditions de travail, parfois très différentes selon les entreprises ou même entre les services   », indique Jeffrey Raffo, responsable des « organizers » d’IG Metall.

7,3 millions de personnes travaillent comme « minijobbers » en Allemagne, soit un contrat de travail sur cinq. Parmi elles, 4,8 millions, des femmes pour la plupart, n’ont que cette activité. Or, un minijob, c’est un salaire maximum de 400 euros net par mois. Les travailleurs ne paient pas de charges dessus, mais ne bénéficient en échange que d’une assurance-maladie minimale et de faibles droits à la retraite. Les employeurs doivent, eux, payer 30 % de cotisations sur ce type de contrat, contre 20 % en temps normal. Mais ils économisent souvent en contrepartie sur les congés payés et les primes de Noël, et jouent sur le nombre d’heures travaillées. Au final, 90 % des travailleurs à 400 euros touchent un bas salaire(1), soit moins de 9,76 euros à l’Ouest, moins de 7,03 euros à l’Est. 58 % des 1,2 million d’Allemands qui travaillent pour moins de 5 euros de l’heure sont en minijob. Plus largement, 2,2 millions de personnes touchent moins de 6 euros de l’heure en Allemagne, 3,5 millions moins de 7 euros. Et le pays connaît aussi un pic du nombre d’auto-entrepreneurs, appelés Solo-Selbstständige, les travailleurs indépendants sans salariés. Ils sont 2,3 millions aujourd’hui et exercent aussi bien comme enseignants que dans les métiers du tourisme et du soin (par exemple, dans l’aide aux personnes âgées), tous payés en honoraires. Le phénomène a été amplifié par une des lois Hartz de 2003. Elle prévoyait une aide spécifique aux chômeurs qui passaient auto entrepreneurs. Depuis, il est aussi devenu plus difficile de contester un statut d’indépendant imposé. R. K. (1) Selon les analyses de l’institut économique Hans-Böckler-Stiftung.
Cette équipe créée il y a deux ans doit bâtir une présence syndicale dans les industries vertes, en particulier chez les constructeurs éoliens. « La plupart de ces entreprises ne sont pas du tout organisées au niveau syndical et grandissent très vite. Nous aidons les travailleurs sur les sujets qui les préoccupent concrètement, l’inégalité des rémunérations et des temps de travail, ou sur des problèmes basiques, comme de mettre en place une cantine. » Les résultats sont déjà visibles : beaucoup plus de salariés actifs au syndicat, de personnes relais sur place, de comités d’entreprise « et un début de mouvement pour la mise en place de conventions d’entreprises et collectives ».

À côté de l’industrie, la précarisation s’aggrave aussi dans les services, l’alimentaire en tête. « Le secteur est toujours en demande de personnel. Mais ce sont les mi-temps et les minijobs qui augmentent » , explique Birgit Pitsch, du syndicat NGG (agroalimentaire, hôtellerie). Les « minijobs » , ces contrats défiscalisés plafonnés à une rémunération forfaitaire de 400 euros net par mois, touchent 800 000 personnes dans la branche, soit près d’un travailleur sur deux. Le chiffre a explosé depuis la levée de la limite de 15 heures de travail hebdomadaire, en 2003. « Certains travailleurs à 400 euros font tellement d’heures que le salaire horaire revient à 3 ou 4 euros. Nous avons peu de comités d’entreprises dans le secteur, mais là où ils existent, nous constatons moins d’abus de ce genre. »

Le NGG demande la suppression pure et simple des minijobs. « Les choses évoluent un peu » , estime Birgit Pitsch. L’État-région de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (dirigé par les sociaux-démocrates) a lancé une initiative au Bundesrat, la chambre des Länder au Parlement, pour rétablir le plafond horaire hebdomadaire. « Et même chez les conservateurs, nous commençons à trouver des oreilles attentives. »

Sur la question du salaire minimum aussi, la droite au pouvoir assouplit doucement ses positions. Lors de son dernier congrès annuel, en novembre, la CDU (le parti de Merkel) a adopté le principe d’une « limite inférieure des salaires   ». Mais les montants mentionnés (autour de 7 euros bruts de l’heure) restaient bien en deçà des 8,50 euros réclamés par les syndicats depuis des années, et du niveau du Smic français (9,22 euros). Seul espoir revendication : les élections législatives de 2013.

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