Ukraine : « Les manifestants se battent contre un régime dictatorial »

Spécialiste de la région, Alexandra Goujon revient de Kiev, où la contestation enfle toujours face à un pouvoir qui a aggravé la situation en faisant usage de la violence contre les manifestants.

Lena Bjurström  • 30 janvier 2014 abonné·es

Fin novembre, le Président ukrainien Viktor Ianoukovitch annonçait la suspension d’un processus d’accord d’association et de libre-échange avec l’Union européenne, pour se tourner vers la Russie. C’est le point de départ d’une vague de contestation devenue aujourd’hui une crise politique et nationale. Selon Alexandra Goujon, en choisissant la stratégie de la violence, le pouvoir ukrainien a déclenché une crise qu’il ne maîtrise plus.

La question du rapprochement avec l’UE fait-elle toujours partie des revendications des manifestants ?

Aujourd’hui, ce n’est clairement plus la préoccupation principale. Effectivement, cette annonce a provoqué, fin novembre, une manifestation de petite ampleur à Kiev, menée par des étudiants de la classe moyenne. Ce mouvement pro-européen s’est prolongé, mais il y a eu un tournant après la conférence de presse de Vladimir Poutine et de Viktor Ianoukovitch, le 17 décembre, qui présentait différents points d’accord entre les deux pays. Or le Président ukrainien parle d’un accord avec l’Union européenne depuis son élection en 2010. Cette volte-face de dernière minute a déçu dans son contenu, mais elle a surtout rendu illégitime toute parole de Viktor Ianoukovitch aux yeux des manifestants. Plus que l’expression d’une volonté de rapprochement avec l’UE, la protestation est un acte de défiance envers le pouvoir. Et le sujet principal de cette défiance, en dehors des promesses non tenues, c’est l’usage de la violence par le pouvoir. De la première dispersion violente des opposants, fin novembre, aux lois liberticides du 16 janvier et aux premiers morts, cette progression de la répression a dirigé la protestation vers un tout autre registre. Les manifestants se battent aujourd’hui contre un régime qu’ils considèrent comme dictatorial et policier. De plus, face à la multiplication des disparitions de manifestants, des passages à tabac, les protestataires savent qu’ils ne peuvent plus reculer. Car aujourd’hui, s’ils s’arrêtent, ils sont menacés.

Qui sont les opposants dans les rues de Kiev ?

À l’origine, c’était un mouvement étudiant, des jeunes de la classe moyenne politisés, mais sans appartenance partisane. Les protestations de la place Maïdan commencent par un mouvement civique. Ce sont des gens de 20 à 50 ans qui ont l’habitude de manifester. Pour beaucoup, ils étaient déjà là lors de la révolution Orange, en 2004, et font partie d’organisations non-partisanes. Aujourd’hui, à Maïdan, il y a environ 80 associations, anciennes ou nouvelles. Les partis politiques d’opposition ont aussi leur tente sur la place. Mais ils sont loin d’être majoritaires. Enfin, il y a des groupes d’extrême droite notamment, qui sont très minoritaires. Mais ces franges radicales, si elles sont peu nombreuses, sont déterminées. Cela crée beaucoup de discussions au sein des manifestants sur la radicalisation du mouvement. La protestation est très composite. Mais cela reste, dans l’ensemble, des gens des classes moyennes, avec un certain niveau d’éducation.

On a longtemps analysé ce qui se passait en Ukraine à travers l’idée de « deux Ukraine », l’une au sud-est, russophone, et l’autre au nord-ouest, ukrainophone, plus tournée vers l’Europe. Est-ce pertinent ?

Il y a certes une différence entre le nord-ouest de l’Ukraine – où l’on parle ukrainien, qui possède une structure de petites entreprises et une forte tradition protestataire – et le sud-est, russophone, plus industriel, où les entreprises sont détenues par des oligarques et où la population n’a pas pour habitude de s’opposer. Ces différences sont flagrantes entre les points les plus éloignés, mais s’amenuisent progressivement vers le centre du pays et la capitale. À Kiev, la population est à moitié ukrainophone, à moitié russophone, et les élites au pouvoir sont originaires de l’Est. Ces différences existent mais, aujourd’hui, les manifestations, qui ont lieu essentiellement à Kiev, n’ont pas généré de contre-protestations, ou très faibles. Ce ne sont pas les gens de l’Est qui se battent contre l’Ouest, mais des citoyens contre une élite au pouvoir. On ne peut donc pas parler de guerre civile est-ouest.

Les manifestants demandent une modification de la Constitution. Est-ce un point envisageable aujourd’hui ?

En Ukraine, la Constitution date de 1996, et elle a été modifiée au moment de la révolution Orange, en 2004, pour réduire le pouvoir du Président. Mais quand Viktor Ianoukovitch est arrivé au pouvoir, en 2010, il a fait annuler cette dernière modification, revenant à la constitution antérieure. Ce que demandent les manifestants, c’est un retour à celle de 2004, intégrant la réduction du pouvoir présidentiel. Mais du côté du pouvoir, ils sont loin de l’envisager. Aujourd’hui, dans leurs négociations avec l’opposition, ils en sont à discuter des lois du 16 janvier et de la libération des opposants arrêtés. Et rien que pour cette dernière revendication, le gouvernement demande une évacuation des bâtiments publics et des rues de Kiev, ce qui ne risque pas d’arriver. On est encore loin de discussions sur la Constitution.

Le Premier ministre, Mykola Azarov, a présenté sa démission mardi 28 janvier. Est-ce un signe du pouvoir en faveur d’une résolution de la crise ?

Cette démission nous prouve que le gouvernement reste dans un processus de négociations politiques. Cette nouvelle stratégie a commencé il y a une semaine. Peut-être que le pouvoir est en train de comprendre que l’usage de la force ne réglera pas la situation, et ne fera que renforcer la détermination des manifestants. Mais les opposants ont toujours peur d’une nouvelle volte-face du Président. Leur crainte, c’est de faire face à une nouvelle répression violente alors même que les négociations sont en cours.

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