« J’ai vécu Charlie »

Témoignage. La journaliste Eloïse Lebourg a fait ses premières armes à l’hebdomadaire satirique, il y a 10 ans. Elle nous a transmis ce texte empreint d’émotion qui restitue cette expérience.

Eloïse Lebourg  • 9 janvier 2015
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« J’ai vécu Charlie »
© **Eloïse Lebourg** (Photo: DR) tient sur Politis.fr le blog [« La rue au quotidien »](http://www.politis.fr/-La-Rue-au-quotidien,765-.html) qui ouvre ses pages à des sans-domicile-fixe clermontois, par le biais d’un atelier d’écriture qu’elle anime.

C’est une journée d’après drame… Les larmes devant la cour d’école, la tête enfouie dans le manteau, le menton qui câline le col, le courage qu’il faut pour sourire, regarder les gens dans les yeux… Mais il faut y aller… en reportage…

J’arrive pas à décoller, j’ai une heure de retard, lorsque j’arrive dans une petite commune du plateau de Millevaches. Je gare ma voiture. Barbara m’appelle, je comprends rien, j’ai chialé toute la route, et j’ai souri en croisant des voitures avec la pancarte, « Je suis Charlie ». Mélanie m’envoie un message qui me fait pleurer : « Je ne lisais pas Charlie, mais même… Et ce qui ressort, c’est cet élan de solidarité… » C’est vrai. C’est beau. Gnan-gnan, à l’eau de rose, tout ça, tous les mots qu’on se dit tous, qu’on se partage, qu’on se grignote. On se sent unis. Avec les musulmans surtout. Les victimes de tout ça. Ceux qui risquent d’en payer le prix fort… Je suis Charlie, juive, musulmane, bouddhiste, s’il le faut, française, syrienne, américaine, je m’en fous : je suis tous. Le caillou du bloc de pierre qui voudrait bien aller rouler sur leur face de gros cons…

J’ai les yeux rouges

Je suis devant une maison d’inconnus pour parler agriculture industrielle. Celle qui va naître, grâce à l’argent public sur l’ancien site militaire de La Courtine. Une SAS. 1.400 veaux à l’année à vendre à Intermarché. Sur le plateau, ça crie au scandale. En Corrèze, en Creuse, on est paysan traditionnel. 50 veaux, 9 mois sous la mère, pas de « faux lait » .

La porte d’ouvre, j’ai les yeux rouges. C’est un réflexe pour eux, ils me prennent dans les bras. « Suis désolée, Charlie tout ça… » La dame me fait un thé « en vrac, c’est meilleur » ; je reprends mes esprits. On fait l’interview… Le feu du poêle crépite, il fait bon, dans cette maison en pierre, caractéristique de la Corrèze. Il me dit tout, les chiffres, les risques, le collectif qui se monte, les élus au créneau, ceux qui ne parlent pas, ceux qui ont voté… Je prends mes notes, mon dictaphone tourne. On monte dans la chambre voir les échanges de mails, je l’aide à me les transférer. On redescend. On se tait. On n’allume pas la télé dans cette maison, ou trop peu… Mais là, on l’allume, quitte à mettre BFM… « Tu connaissais ? »

Je sortais d’école de journalisme, c’était il y a 10 ans. Je voulais être à Charlie. J’ai pris mon Ola Itinéris de l’époque, j’ai tapé le numéro. La secrétaire prend mon adresse, je donne celle de mes parents plutôt que la mienne à Marseille. C’est plus sûr. « T’es de Meymac ? Putain, moi aussi je suis corrézienne. Bon ben puisque c’est comme ça, je te file rendez-vous avec Philippe Val. » Ça a commencé comme ça, pas du tout grâce à un quelconque talent, juste par chauvinisme… J’ai donc eu ce rendez-vous rue Turbigo avec Val. Vingt-sept minutes d’avance, malgré une nuit courte chez un copain à regarder « Attention Danger Travail » et « Le Monde de Némo ». Avec Val, on a parlé de tout, mais pas de journalisme. De politique oui. Nous étions en 2005. On parlait référendum. Europe. Je venais de me faire bananer du concours de RTL. J’avais été nulle, mais « drôle » me disait un des jurys. « On t’aurait sélectionné pour ta vivacité d’esprit. » Bon décidément, je n’avais pas de talent.

Val a accepté ma venue pour quelques semaines, à Charlie. J’ai trouvé un appart pas cher, dans le XIVeme. Et je répondais au téléphone à mes potes : « Excuse, j’ai pas le temps, je bosse à Charlie. » Je prenais mes rendez-vous de reportages. « Je suis journaliste à Charlie… » Ça en jette, quand même. Mais en vrai, je m’y faisais quand même chier…

J’étais recrutée pour surtout faire les revues de presse pour les dessinateurs. Jul arrivait, je tombais dans les pommes, il me réveillait de son baiser, et j’étais disponible. Non, ça en fait, j’en rêvais. Jul arrivait, nous parlions, je lui parlais des idées, de ce qui pouvait être intéressant à dessiner. Je m’empêchais de respirer, pour vraiment tomber dans les pommes. Mais mon instinct de survie me faisait reprendre mon souffle fortement. Et Jul a dû penser que la petite nouvelle a de l’asthme, ou s’emmerde à souffler si fort. Bref, j’étais ridicule.

La conf’ de rédac, ça braillait, ça riait

Agathe Andrée me prêtait son bureau , me parlait de son mec à RFI, Gérard Biard à mes côtés, me laissait partir en reportage, prenait les infos, et les gardait bien souvent (trop à mon goût) pour plus tard. Mais je restais. Pour une seule raison. Un seul instant. Que j’attendais religieusement (sans jeu de mots !) : la conf’ de rédac !

Ils étaient tous là. Autour de la grande table. Ça braillait, ça riait. Au fond, Cavanna avait sa place attitrée. Je me suis mise à ses côtés, la première fois. Les fois d’après, il me faisait signe en tapant sur le fauteuil à côté du sien, comme un gamin qui a gardé la place au fond du car à son copain. J’arrivais, en m’entravant dans les sacs de Jul. Je rougissais. Je m’asseyais, puait la sueur, l’angoisse. Mais j’avais Cavanna à mes côtés.

Je me souviens particulièrement d’une conférence de rédac. Celle du oui/non au référendum. Cavanna n’en démordait pas, il fallait voter contre l’Europe. Val était pour le Oui. Je n’ai rien compris aux arguments des uns et des autres. Mais il fallait voter Non puisque Cavanna le disait…Ce que j’ai fait.

Et puis il y avait Wolinski, de l’autre côté de la salle. Il rigolait tout le temps. La première fois, je l’ai trouvé bizarre. Il n’avait de cesse de me regarder, coup d’œil par coup d’œil. J’ai d’abord pensé qu’il me dévisageait parce qu’il se rappelait d’une soirée dédicace, puis j’ai franchement pensé que c’était un pervers. Il m’agaçait à me reluquer comme ça. J’avais envie d’en parler à mon nouveau super pote Cavanna, et à Jul, qui c’est sûr, viendrait combattre avec son épée et m’embrasser sur la bouche. Tu parles. A la fin de la conf’ de rédac, Wolinski m’a fait « eh, regarde » . Il m’avait dessinée, me rongeant les ongles, reluquant Jul. Il avait éclaté de rire. Moi aussi. Coup d’œil après coup d’œil, il avait dessiné exactement celle que j’étais à ce moment-là. Une petite journaliste trop honorée de participer à ces débats de légende.

Mon contrat a fini par finir. Jul a dû souffler très fort un bon coup. De soulagement. Ouf. Je n’étais plus là. J’ai enchainé à RFI au service Afrique. On peut, je crois, parler aisément d’amplitude énorme entre les deux ambiances. J’ai vécu Charlie.

L’esprit Charlie

Mes hôtes de la journée me regardent. « Tu imagines les souvenirs, l’expérience, la chance que tu as eue ? » … Je finis mon thé. Je vais manger des hamburgers maison chez Mélanie… on parle d’autre chose en se bouffant des bonbons. Je vais mieux… mais j’ai besoin d’appeler Michel, un vieux de la vieille, d’Hara-Kiri, et Charlie. Il répond. Il les connaissait tous. Il n’est pas triste : « Oh, mais arrête, ils riaient tous de la mort, des nihilistes à l’état pur… C’est une belle mort pour eux, ça… » On parle de courage, de mourir pour ses idées. Michel me confirme : « J’ai envie d’aller dans les manifs en levant un « je suis musulman », ce sont eux qu’il faut épauler. Moi, je suis juif, avec une tête d’arabe. J’ai rien pour moi. »

L’esprit Charlie me revient. J’ai envie de dessiner des couilles sur le cahier de ma fille. Mais je ne sais pas dessiner. Je sors de ma bibliothèque les bouquins que Wolinski. J’ai envie moi aussi de ne pas avoir peur de mourir. Je me souviens de la Une atroce sur Siné qu’ils avaient foutu en l’air, après son licenciement. En pleine leucémie. Cette couv qui disait « bonne année Siné, et surtout la santé », on le voyait trinquer avec une perf. Je les avais trouvés dégueulasses, ignobles. Ils m’avaient énervée. Merde, on ne tire pas sur un mec à terre.

Illustration - « J’ai vécu Charlie »

C’était des crevards qui riaient de tout et tout le temps. « Rappelle toi à la mort de Reiser, ce cercueil avec des pattes. « Reiser va mieux, il est allé au cimetière tout seul » » , se marre Michel. « Et dire que c’est Le Monde et France Télévision qui vont aider Charlie, ils doivent hurler dans leur tombe. » C’est vrai. Ce soir, je ne suis plus triste. Encore un peu vide. J’ai envie de dire plein de gros mots, et de rire devant les femmes à poil et les mecs dégueulasses de Wolinski. J’ai envie d’apprendre à dessiner. J’ai envie de nihilisme. D’un monde qui ne sert à rien, alors pourquoi s’en faire. Mais mourir pour ses idées, ne pas avoir lâché, malgré les menaces de mort des plus gros terroristes du monde. En rajouter même. Et savoir que ça finirait inéluctablement ainsi. Pour eux… Et que cette fin, aussi tragique soit elle, leur ressemble. Michel, ça le fait marrer… Moi pas encore…

PS : Je pense à ces policiers, cet agent d’entretien et ces quelques autres, morts pour rien. Démonstration de l’ignominie du terrorisme.
PS-2 : Jul, veux-tu m’épouser ?

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Temps de lecture : 9 minutes
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