Valls et le Crif, une position maccarthyste

Historien, ancien président de l’Association France Palestine Solidarité, Bernard Ravenel répond ici à la stupéfiante sortie de Manuel Valls qui, le 7 mars, au dîner du Crif, avait amalgamé antisionisme et antisémitisme.

Bernard Ravenel  • 18 mars 2016
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Valls et le Crif, une position maccarthyste
© Photos : AFP / POOL / Michel Euler

Ce n’est plus seulement le CRIF c’est désormais le Premier ministre du gouvernement français qui amalgame l’antisionisme à l’antisémitisme. Cette étonnante position de Manuel Vals nécessite un retour en arrière pour comprendre l’origine de cet alignement idéologique sur l’évolution du mouvement sioniste mondial.

Il faut partir des résolutions du congrès sioniste mondial tenu à Jérusalem en 2002 qui confondent, dans une même condamnation, antisionisme et antisémitisme. Une résolution de ce congrès demande de « créer dans tous les pays où ce sera nécessaire, des groupes de travail qui travailleront avec des législateurs pour faire adopter une législation qui mettra hors-la-loi l’antisémitisme, l’antisionisme et le déni de l’Holocauste »… Voilà qui est clair ! Il est demandé aux organisations et aux personnalités françaises d’entériner cette confusion.

Cet amalgame doit non seulement être dénoncé mais aussi déconstruit.

Il s’agit d’abord de refuser d’identifier judaïsme et Etat d’Israël, identification voulue à la fois par les ennemis réels des juifs (les antisémites de tous bords) et aussi par l’actuel establishement israélien et ses antennes dans la diaspora, en particulier le CRIF. Israël constitue certes une partie importante du judaïsme, un symbole, une référence, mais ne représente pas la totalité des juifs, loin s’en faut : un juif sur quatre environ vit en Israël. Si on ne fait pas cette distinction et si, de plus, on ne différencie pas l’Etat d’Israël et gouvernement israélien, on est alors l’objet d’un chantage qui s’adresse à tous et qui atteint les juifs de gauche, les partisans de la paix et tous ceux qui soutiennent les droits du peuple palestinien. Un chantage qui tend à présenter toute critique de la politique israélienne – c’est-à-dire d’un pouvoir élu par une partie de la population juive d’Israël – comme une opération potentielle ou réelle d’antisémitisme (c’est-à-dire comme attaque contre tous les juifs en tant que tels, c’est-à-dire comme propos raciste). On assiste à la tentative continue de constitution d’un bloc monolithique juif et international pour soutenir la politique d’un groupe de juifs (de droite et d’extrême droite). Il s’agit d’imposer l’image d’un bloc représentant tous les juifs d’Israël et de la diaspora. Ceux qui ne sont pas d’accord doivent être délégitimés et bientôt amalgamés avec l’antisionisme et avec l’antisémitisme. On le voit aujourd’hui avec la façon dont la droite nationaliste mène une campagne d’incitation à la haine contre l’association d’anciens conscrits de l’armée israélienne Break the Silence – qui dénonce les pratiques de l’armée en Palestine – ou contre B’Tselem, tous accusés d’être des agents stipendiés par l’étranger.

L’enjeu relève de cette même logique totalisante qui vise à faire taire toute critique, à commencer par celle des antisionistes amalgamée d’office à celle des antisémites.

L’antisionisme est une critique politique et idéologique d’un projet politique et idéologique, le sionisme politique, qui, comme tout nationalisme de type ethnique, ignore « l’autre », à savoir qu’il nie l’existence des Palestiniens comme peuple, et ce dans le sillage de l’expansion coloniale européenne. Cette « erreur fatale » (Maxime Rodinson) fait que le projet sioniste de regroupement des Juifs dans un Etat purement juif où l’antisémitisme serait, par définition, inexistant, se réalise dans un contexte de violence quasi permanente, créant pour les Juifs israéliens un sentiment permanent d’insécurité. D’où la conviction qu’ont toujours eue les antisionistes que le sionisme tel qu’il s’est réalisé historiquement n’apporte pas une solution satisfaisante au « problème juif », en particulier à l’antisémitisme. L’antisionisme ne nie pas l’existence de la question juive et sa gravité, ni la nécessité d’y trouver des réponses justes, il conteste la validité de la solution sioniste telle qu’elle est a été mise en oeuvre.

Comme l’a déclaré Göran Rosenberg, juif, citoyen suédois qui a vécu en Israël comme jeune pionnier pendant six ans (1962-1967) et qui a réfléchi dans un livre remarquable sur l’expérience israélienne ( « L’utopie perdue : Israël : une histoire personnelle » Denoël) :  » Pour moi, Israël n’est pas la solution au problème juif, c’est seulement une étape, une partie de l’histoire du judaïsme. La civilisation juive s’est toujours développée dans la diaspora, à l’exception d’une courte période historique. Il faut que les Israéliens cessent de considérer les juifs de la diaspora comme ceux qui n’ont pas encore immigré… »

Au cours de la première moitié du XXe siècle – jusqu’à la seconde guerre mondiale – les Juifs de la diaspora furent en grande majorité non sionistes et même antisionistes. Ce fut le cas en particulier du Bund dans le mouvement ouvrier russe et polonais et des bolcheviks d’ascendance juive. Il est vrai que c’est l’échec de ces forces politiques à résoudre la « question juive » qui a finalement donné au sionisme un soutien majoritaire après le judéocide hitlérien.

On veut désormais amalgamer antisionisme et destruction de l’État d’Israël, État sioniste. Or la condamnation idéologique de l’option sioniste n’entraîne pas nécessairement une prise de position politique contre la continuation de l’existence de l’État ainsi créé et voulu par la communauté juive de Palestine. Aujourd’hui le mouvement de libération national palestinien a accepté, par une concession majeure, l’existence de l’État d’Israël : il ne propose ni la destruction physique des Israéliens, ni la privation des Juifs de Palestine de leurs droits nationaux. Il demande que les droits légitimes du peuple palestinien tels qu’ils sont reconnus par le droit international soient respectés. Ni plus ni moins. Ce qui est désormais le cas non seulement de nombreux antisionistes mais aussi de sionistes de gauche. Cependant si, pour la majorité des antisionistes, la critique de l’État israélien ne signifie pas sa destruction militaire, elle signifie toujours une remise en cause de ses pratiques discriminatoires. En particulier une coexistence pacifique et égalitaire entre un État palestinien et un État Israélien suppose un processus de « désionisation » de l’État israélien. Ce processus doit passer par la transformation de cet « État juif » en « État de tous ses citoyens » comme le demandent les Palestiniens d’Israël et des Juifs israéliens comme Uri Avnery, et aussi par la révision profonde de la fameuse Loi du Retour, articulée sur un règlement de la question des réfugiés. certes, l’idéal serait un État bi-national mais pour le moment il reste encore une utopie. Par conséquent, la critique du projet sioniste que maintiennent les antisionistes est à la fois une position politique légitime qui se justifie et qui reconnaît les droits des deux peuples à l’autodétermination.

Même si des antisémites authentiques se cachent derrière un discours présenté comme antisioniste – et il faut les démasquer sans indulgence – il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui superposer antisionisme et antisémitisme revient à vouloir confondre un point de vue légitime avec un délit.

C’est tout simplement du maccarthysme. Ce n’est pas acceptable.

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Tribunes

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