Sur le bout de la langue

Avec Voyage amoureux dans la cuisine des terroirs, Jacky Durand renoue avec une littérature gourmande où l’exigence du verbe le dispute au bon goût. Avec jubilation.

Jean-Claude Renard  • 20 avril 2016 abonné·es
Sur le bout de la langue
© Christopher Villano/Image Source/AFP

L’anecdote est tragi-comique. Du côté de Laumière, dans le XIXe arrondissement parisien, un gonze se fait charger en taxi. Loden et toque d’astrakan, Weston aux pieds, sac de voyage en cuir, un carton solidement ficelé à côté. Lourd carton à soigneusement placer dans le coffre. « Attention, c’est fragile », prévient le client, copie conforme de Maurice Béjart, avant d’annoncer Marseille. Non pas la rue de Marseille, dans le Xe, non, Marseille, Bouches-du-Rhône. De quoi se demander si la meilleure adresse pour ce quidam ne serait pas Sainte-Anne. Et de prendre 500 euros d’emblée, puis casse-grainer pieds de veau et haricots blancs avant de tracer la route.

Quelques heures plus tard, sur l’A6, « dans une poche de brouillard », le taxi s’oblige à un écart de route pour éviter un camion. L’inquiétude se tourne vers le carton fragile. Quand le chauffeur constate les dégâts, il découvre une marmite d’où un jus de cuisson s’est échappé. À l’intérieur, « des alouettes sans tête, une sorte de paupiette à la mode marseillaise ». Le client s’explique. Il a cuisiné lui-même les alouettes, à la manière de sa tante Germaine, tout juste incinérée, doit disperser ses cendres sur le Vieux-Port et déposer le fameux plat à un amour de jeunesse dans une maison de retraite.

Histoire peu commune. Celle de monsieur Georges ne l’est pas moins. C’est un cador du cèpe et de la girolle, épaulé par son chien. Un vieil homme qui a longtemps bourlingué sur les routes, en saisonnier, ici à la vigne, là à la plonge et à la maçonnerie, installé dans une ancienne épicerie au hasard des tribulations. On y vient pour acheter une boîte de sardines, on y reste pour la vie, héritant de la taulière.

Des anecdotes, Jacky Durand en livre de pleines bordées au fil des pages de ce Voyage amoureux dans la cuisine des terroirs, épais recueil de chroniques, certaines inédites, d’autres publiées dans Libération au cours de ces dernières années. En quête de fragrances, en transe devant l’assiette, le reporter du quotidien se plaît à fouiller les recoins de l’Hexagone. Il cherche la rencontre, des trognes et des produits, traque les situations, les conversations comme les spécialités, des bribes et des pans d’existence, privilégie le savoir-faire en modestie, troussant joliment le verbe. « Certaines chroniques sont des “croquis” de la réalité, confie le journaliste. D’autres empruntent des bouts de scènes vécues et s’aventurent dans l’imaginaire. Mais il y a toujours des ambiances qui sont au cœur de la vie quotidienne. »

Dans ce bastringue, se croisent le panégyrique des fonds de placard, ces « cambuses de l’intime », ces « arrière-boutiques de nos marottes », où l’on débusque des « pépites oubliées de nos vies buissonnières », ravissant « le ventre en disette, le bec en famine » pour peu que l’on sache manier un concentré de tomates. Véritable ode au non-gaspillage. On y croise encore un agrégé du flan pâtissier, un taiseux tirant de son sac un bâtard bien doré cornaqué à un magnifique chaource à la croûte fleurie, un fromage de Bergues forgeant son caractère dans l’affinage, retourné tous les trois jours et lavé à la bière, un crottin « fieffé rebelle qui fait danser la pointe de l’Opinel », une déambulation dans les rues serpentines de Tonnerre, lèche-vitrinant les boutiques… Des forts en gueule, du portrait, des circonstances, des partis pris, des goûts et dégoûts, mais pas que.

Au détour des péchés gourmands et dans l’encolure des terroirs, l’auteur narrateur revient sur l’étymologie du potjevleesch, terme flamand signifiant « pot de viandes » (un mélange de morceaux de lapin, de poulet, de porc et de veau enrobés dans une gelée ambrée), rappelle que la moutarde de Dijon ne sera bientôt plus de Dijon. La faute au groupe industriel Unilever, imposant la fermeture de l’usine historique d’Amora (soit 296 suppressions d’emplois, selon les syndicats). Il insiste encore sur l’art du mijotage, dessine l’éloge de la lenteur, décline les mérites des marchés en plein air, de Louhans à L’Aigle…

Plongé dans les parfums du récit, façon Giono, piochant dans Simenon pour l’art de raconter, empruntant le ton parfois d’un Blondin descendu de son cadre de vélo pour avaler sur le pouce un sandwich au hareng avec ce qui lui reste de dents, Durand renoue ici avec une certaine littérature. Celle d’un Grimod de La -Reynière (1758-1837), qui entreprenait à l’orée du XIXe siècle la publication de L’Almanach des gourmands. Composé d’un calendrier doublé d’un itinéraire choisi, l’auteur indiquait pour chaque mois de l’année les meilleures boutiques de comestibles, troquets et caboulots, proposant au gré de l’humeur la description d’un singulier bestiaire où le pigeon n’attend plus que le retour des petits pois pour être dans toute sa bonté, où les bœufs s’exilent de leur lointaine province pour présenter leurs culottes.

Idem ici. Foin de bonnes ou de mauvaises notes, distribuées pour tel ou tel restaurant étoilé, de courses à la nouveauté jaugeant les adresses fraîches. Jacky Durand ne fait pas dans cette critique (vaine, à vrai dire). C’est là une autre approche de la cuisine. Sans paillettes, sans doute liée à une expérience tout-terrain de reporter (faits divers ou de société et reportage à l’étranger), pour constater combien « le boire et le manger sont une porte d’entrée sur la vie des gens, un fil pour dérouler leur histoire, leur intime ». D’où encore les recettes ponctuant chaque chronique, parce que, convient-il, « c’est une fenêtre sur les autres, un appel au souvenir ». Et il n’est pas de meilleure mémoire que la cuisine.

Culture
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