Gaspillage alimentaire : Jeter, c’est dépassé !

Au-delà d’une question morale, le gaspillage est chargé d’enjeux économiques et écologiques. Mais, depuis quelques années, les habitudes changent et les initiatives se multiplient.

Jean-Claude Renard  • 5 janvier 2017 abonné·es
Gaspillage alimentaire : Jeter, c’est dépassé !
© OLIVIER LABAN-MATTEI/AFP

Des œufs, une sauce tomate à peine entamée dont la surface est recouverte d’une fine pellicule de pourriture, une salade fanée, des fruits et des légumes défraîchis, un steak haché encore dans sa barquette avec une date limite de consommation dépassée. Allez hop ! À la poubelle ! Au sein des foyers français, ce sont 20 à 30 kilos d’aliments jetés par an, dont 7 kilos de produits qui n’ont même pas été déballés (soit 455 000 tonnes passant du Caddie à la poubelle). Une perte évaluée entre 12 et 20 milliards d’euros. Cela représente 108 euros par personne et par an. Suivant une étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), les plus gaspillés à la maison sont les légumes (31 %), les liquides (24 %), les fruits (19 %), le riz, les pâtes et les céréales (12 %), puis le pain, la viande, le poisson, la crémerie, des plats préparés et des produits sucrés.

Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), un tiers de la part comestible des aliments destinés à la consommation humaine est perdu ou gaspillé. Des chiffres vertigineux qui peuvent laisser perplexe. C’est évidemment un problème de surproduction et de transformation industrielle, où l’excès produit l’excédent (où les fruits et légumes non calibrés sont jetés ; où les produits transportés sont abîmés et non commercialisables, jetés aussi au moment du stockage faute de respect de la chaîne du froid ; où les produits sont gaspillés dans les usines de plats cuisinés, ou encore écartés selon des critères esthétiques). C’est aussi un problème de consommation qui parfois nous échappe. Mais 60 à 70 % du gaspillage alimentaire revient aux foyers. Loin devant la grande distribution (autour de 14 %) et la restauration commerciale et collective (entre 15 et 20 %).

Pour beaucoup, c’est là un premier étonnement, parce qu’il est plus facile de stigmatiser la grande distribution que le consommateur. Il n’empêche, si la part la plus importante du gaspillage alimentaire incombe aux ménages, il existe des règles pour en sortir : vérifier son frigo et ses placards avant d’aller faire les courses, songer au prochain jour de ravitaillement, ranger ses produits au frais, veiller à l’hygiène de son frigo, à quantifier ses repas à venir, décoder les dates de consommation sur les étiquettes, congeler au moment opportun, favoriser les produits en vrac quand c’est possible (assurément efficace côté économie). Enfin, le consommateur n’est pas obligé de céder aux sirènes des grandes surfaces, avec leurs paquets de chips par lots de quatre et leurs six steaks hachés en promo.

Il y a encore cinq ans, le gaspillage alimentaire alertait peu. Maintenant qu’on a compris qu’il s’agit d’un fléau à la fois éthique, social, économique et écologique (voir encadré page suivante), il est partout présent, jusqu’au niveau législatif. Les habitudes changent et les initiatives se multiplient.

Un gâchis écologique

Pour se rendre compte du désastre environnemental que représente le gaspillage alimentaire, quelques chiffres donnent les clés : selon une évaluation de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), il est responsable du rejet de 3,3 gigatonnes de gaz à effet de serre par an. S’il s’agissait d’un pays, il serait le 3e plus grand émetteur mondial de gaz à effet de serre derrière la Chine et les États-Unis. La nourriture produite et non consommée occupe 1,4 milliard d’hectares de terres (près de 30 % des terres agricoles mondiales), engloutissant chaque année 250 km3 d’eau. C’est trois fois le lac Léman. Jeter une baguette de pain représente une pleine baignoire d’eau. Jeter un kilo de bœuf équivaut à 15 000 litres d’eau gaspillés (ou 70 baignoires). Produire un kilo de farine nécessite 1 000 litres d’eau.

En février 2016, suivant le rapport de ­Guillaume Garot (député PS de la Mayenne et ancien ministre délégué à l’Agro­alimentaire), le Parlement adoptait plusieurs mesures de lutte contre le gaspillage alimentaire. En premier lieu, le texte interdit désormais à la grande distribution de jeter de la nourriture ou de la rendre impropre à la consommation. Terminé, donc, les seaux de javel sur des bennes remplies de produits alimentaires, sous peine d’une amende de 3 750 euros. « Il s’agissait de rompre avec des pratiques qui n’étaient plus acceptables », juge Guillaume Garot. La loi impose encore aux grandes surfaces de plus de 400 m2 de signer un protocole, d’ici à février 2017, avec une association de solidarité, afin de faciliter les dons alimentaires. À titre d’exemple, selon une étude commandée par l’Ademe, sur le territoire de Grenoble-Alpes Métropole, moins de 10 % des invendus sont captés par les associations. Cela correspond à 24 % du gisement des grandes et moyennes surfaces, à 8 % de celui des industries agroalimentaires et à 0,1 % de celui des agriculteurs.

Pour Patrice Blanc, président des Restos du cœur, « c’est une loi qui permet de poser le problème là où il se passait peu de choses en termes de collectes dans certains départements. Plus intéressant encore est le protocole inscrit dans la loi entre les associations et la grande distribution. Le tri, ce n’est pas l’association qui doit le faire, mais les magasins. On n’est pas obligés d’accepter leurs produits quand on n’a pas la capacité de les redistribuer pour des raisons sanitaires ou matérielles. Cette convention encourage également à ne pas récupérer des produits à date limite de consommation inférieure à 48 heures. Le risque, en effet, était de se transformer en poubelles, en récupérant tous les invendus, qu’on n’aurait pas été capables de redistribuer. »

La loi instaure également une hiérarchie des actions à mettre en place pour les acteurs de la chaîne alimentaire : prévention du gaspillage, don ou transformation des invendus pour la consommation humaine, valorisation pour l’alimentation animale ensuite, puis compost pour l’agriculture ou valorisation énergétique. En France, seulement 37 % des biodéchets sont valorisés (compostage ou méthanisation) ; ce taux est de 70 % en Suède. « L’objectif des pouvoirs publics, souligne Guillaume Garot, est de réduire de moitié le gaspillage sur l’ensemble de la chaîne alimentaire d’ici à 2025. » Et, rappelle-t-il, pour les grandes surfaces, « c’est gagnant-gagnant puisque les dons de la distribution ou de l’industrie donnent droit à une déduction fiscale de 60 % du prix de revient dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires. » Une incitation fiscale non négligeable qui doit donc s’accompagner de prévention sur le gaspillage (dont le total estimé s’élève à 1,4 million de tonnes de produits).

L’Ademe donne quelques pistes : une baisse et une meilleure gestion des références en magasin ; la nomination d’un « responsable anti-gaspi » ; la mise en place d’une zone isolée pour les produits étiquetés en promotion car proches de la date limite de consommation ; la vente assistée des fruits et légumes, en formant des équipes pour éviter trop de manipulations de la part des clients. L’économie des pertes est estimée à 300 000 tonnes par an, suivant une étude engageant dix enseignes.

« Aujourd’hui, c’est dans les hôpitaux et les cantines scolaires que les initiatives ­fourmillent, relève Guillaume Garot. On s’aperçoit que, dans une démarche d’éducation à l’alimentation, on aboutit rapidement à une réduction du gaspillage. D’où ce volet sur l’éducation dans la loi, car les enfants sont prescripteurs auprès des parents. »

C’est d’autant plus important que la restauration collective (et commerciale) dépasse largement la grande distribution sur le ­gaspillage alimentaire. Mais elle commence sa mutation. ­L’hôpital de Perpignan en est un bon exemple. 15 % des plateaux-repas étaient jetés. Sur environ mille repas par jour, ça fait beaucoup. Un travail sur les besoins réels, une réflexion sur la composition des barquettes et une politique d’achat d’aliments de meilleure qualité, en association avec des producteurs locaux, ont permis 75 % de gaspillage en moins. Les malades mangent mieux, assurément ; les produits sont plus chers mais, en jetant moins, l’hôpital achète moins.

Autre initiative, tournée vers les écoles élémentaires, celle de la mairie de Toulouse. Dans six établissements, c’est au gamin de choisir la taille de son assiette sur le plat principal, en fonction de son appétit. Objectif : que chacun prenne l’habitude de terminer son assiette. À Paris, où sont servis 22 millions de repas par an aux enfants, la chasse au gaspillage alimentaire s’inscrit dans un « plan alimentation durable » et dans le cadre d’ateliers périscolaires.

Parce qu’on a bien compris que la qualité gustative aide justement à lutter contre ce gâchis, diverses mesures ont été prises. C’est d’abord l’instauration de la préinscription obligatoire, depuis l’été 2016, dans les centres de loisirs accueillant les élèves dans les écoles les mercredis après-midi et durant les vacances scolaires. En effet, l’incertitude sur la prévision de fréquentation entraînait une surproduction de repas non consommés : environ 108 000 par an (42 tonnes) ainsi jetés. Ce sont aussi des actions de sensibilisation dans les cantines : à la fin des repas, on demande aux enfants de trier et de débarrasser. Le fait de faire jeter aux élèves dans un grand sac transparent ce qui n’est pas consommé permet de leur faire prendre conscience du problème et, in fine, de réduire les quantités ainsi bazardées. Ce qui n’est pas sans répercussion dans les foyers. Parce que tout le monde est bien concerné.

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