États-Unis : Le dilemme des démocrates

En pleine crise d’identité, le parti hésite entre gauche et centre. L’écologie et le social sont au cœur des débats.

Alexis Buisson  • 3 juillet 2019 abonné·es
États-Unis : Le dilemme des démocrates
©photo : Joe Biden, modéré favori des sondages, et Bernie Sanders, qui incarne l’aile « socialiste », lors du deuxième débat de la primaire démocrate, le 27 juin, à Miami (Floride). crédit : JIM WATSON/AFP

La course à la Maison Blanche est officiellement lancée pour le Parti démocrate. Vingt des vingt-quatre candidats déclarés ont participé, les 26 et 27 juin à Miami (Floride), aux premiers grands débats télévisés des primaires du parti. Dix candidats se sont affrontés le premier jour sur la grande scène de la salle de spectacle Adrienne Arsht Center. Les dix autres se sont partagés l’affiche le lendemain. Parmi eux, l’ancien vice-président Joe Biden, le sénateur Bernie Sanders et le surprenant maire Pete Buttigieg, 37 ans, révélation de ce début de campagne.

Depuis la victoire surprise de Donald Trump en 2016, les démocrates tentent de trouver la bonne stratégie pour vaincre le président sortant, qui table notamment sur de bons résultats économiques et la motivation de sa base pour se faire réélire. Depuis son naufrage électoral face au milliardaire new-yorkais, le parti est tiraillé entre ses éléments modérés, « centristes », incarnés dans le débat par Joe Biden, et son aile gauche, représentée par le « démocrate socialiste » Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Ces derniers prônent des réformes radicales dans le domaine de la santé, de l’économie, de l’environnement ou des institutions. Ce camp « progressiste », comme il est appelé outre-Atlantique, concentre l’attention des médias et du président américain depuis les élections de mi-mandat (mid-terms) en novembre 2018, grâce auxquelles plusieurs candidats ouvertement socialistes ont fait leur entrée au Congrès. Lors du lancement de sa campagne pour un second mandat, mardi 18 juin à Orlando (Floride), Trump a une nouvelle fois asséné que « l’Amérique ne sera jamais un pays socialiste », dans l’espoir de rallier les citoyens issus du baby-boom qui associent le mot « socialisme » aux mauvais souvenirs de la guerre froide.

À en croire les sondages parus avant les débats, c’est un modéré qui tient la corde dans ces primaires : Joe Biden. Deux enquêtes (1) le placent en tête à plus de 30 % des intentions de vote dans ces primaires, devant Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Le site FiveThirtyEight, dont les sondages font référence dans le monde politique états-unien, le donne largement en avance sur ses adversaires dans les early primary states, les États qui votent en premier dans les primaires (Iowa, Caroline du Sud, New Hampshire). La saison des primaires va s’étaler jusqu’à juin 2020, mais ces premiers États sont essentiels car ils donnent le tempo de la campagne dès février.

Les électeurs démocrates sont-ils plus « centristes » que ne le laissent penser les médias ? « On a un fou à la Maison Blanche, lance Elaine Kamarck, spécialiste des primaires à l’institut Brookings. Les électeurs démocrates ne veulent pas d’idées trop radicales en réponse à l’extrémisme de Donald Trump. Ils recherchent quelqu’un de mesuré. Je pense qu’il y a une forte chance pour qu’un modéré remporte ces primaires. »

Pour cette experte, qui a travaillé au sein de l’administration Clinton dans les années 1990, les démocrates cherchent avant tout « quelqu’un qui pourra battre Donald Trump, avant de regarder son idéologie ». Pour elle, les bons scores de Joe Biden dans les enquêtes d’opinion ne sont pas surprenants. Éclipsées par une vague de jeunes socialistes médiatiques, comme Alexandria Ocasio-Cortez à New York (2), la plupart des personnalités démocrates qui ont fait leur entrée au Congrès lors des mid-terms de novembre dernier sont plutôt centristes. « La réalité, écrit le journaliste Bill Scher sur le site d’analyse politique RealClearPolitics, est que la plupart de ces nouveaux élus sont des pragmatiques discrets, qui ne sont pas favorables à l’assurance santé financée par l’État ou à l’approche socialiste du Green New Deal (3)_. »_

Les électeurs démocrates sont eux aussi pragmatiques. Selon un sondage réalisé par le Wason Center for Public Policy, publié en avril, 56 % se déclarent « modérés » et 9 % « conservateurs », une mauvaise nouvelle pour les candidats issus de la gauche de la gauche comme Bernie Sanders. Une autre étude, sortie en décembre, a montré que 66 % des démocrates préfèrent des élus qui « font des compromis avec des personnes qui sont en désaccord avec eux ». « Les démocrates sont terrifiés en ce moment. Quand les gens ont peur, ils recherchent la sécurité et rejettent la prise de risque », confirme Rachel Bitecofer, chercheuse au Wason Center for Public Policy.

Plusieurs candidats ou aspirants candidats ont tenté de capter ces peurs. L’ancien PDG de Starbucks, Howard Schultz, a ouvert les hostilités en avril en jouant avec l’idée qu’il allait se présenter sous l’étiquette « indépendant », car il s’estimait abandonné par un Parti démocrate glissant vers « l’extrême gauche ». Dans les candidats déclarés, les noms de Beto O’Rourke (ancien député du Texas et révélation des mid-terms de 2018), John Hickenlooper (ancien gouverneur du Colorado) ou encore Steve Bullock (gouverneur du Montana) sont souvent cités dans les rangs centristes. Mais Joe Biden, vieux routier de la politique – il a 76 ans et a gagné sa première élection en 1969, sous Nixon –, se distingue du lot en raison de son expérience, et notamment des huit années où il fut le vice-président de Barack Obama, qui reste très populaire parmi les démocrates.

Les propositions de Biden ne manquent pas d’exaspérer l’aile gauche du parti, qui les juge trop timides. Sur le climat, l’agence de presse Reuters, citant deux de ses conseillers, l’a décrit comme favorable à une politique de « compromis » entre environnementalistes et secteur industriel, ce qui a provoqué un tollé chez les écologistes. Catholique de Pennsylvanie, État industriel et rural de la côte est, il a récemment réaffirmé son soutien à l’amendement Hyde, qui interdit depuis les années 1970 que les procédures d’avortement soient financées par des fonds publics, sauf quand la vie de la femme est en danger ou quand sa grossesse résulte d’un viol ou d’un inceste. Là encore, il a essuyé une pluie de critiques (4). En mai, lors d’un meeting dans l’Iowa, il a décrit le gouvernement Trump comme une « aberration » de l’histoire et semblé exonérer le reste du Parti républicain pour le climat délétère qui règne à Washington et dans tout le pays. « Ce n’est pas le Parti républicain », selon lui, et de mettre en avant ses « amis républicains au Sénat et à la Chambre des représentants ». Ses propos ont fait bondir Bernie Sanders et d’autres candidats, qui considèrent que le trumpisme n’est pas une parenthèse, mais qu’il s’est enraciné chez les républicains et que le départ de Trump ne suffira pas à l’en guérir.

Malgré son avance dans les sondages, la position de Joe Biden, gaffeur notoire, reste fragile. Il a essuyé des critiques de toutes parts lors du débat des primaires, à commencer par la sénatrice de Californie Kamala Harris. Cette élue afro-américaine, ancienne procureure, l’a attaqué sur ses déclarations sur la bonne relation de travail qu’il entretenait avec des sénateurs ségrégationnistes quand il siégeait au Sénat. « Je ne pense pas que vous êtes raciste […]. C’est personnel et douloureux de vous entendre parler de la réputation de deux sénateurs qui ont bâti leur image et leur carrière sur la ségrégation raciale », a-t-elle lâché, copieusement applaudie par le public.

Mais l’avance de Joe Biden sur ses concurrents se réduit, notamment sur la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren, qui a réalisé une bonne performance lors du débat. Proche des positions de Sanders, elle défend notamment la gratuité de l’enseignement supérieur, l’augmentation du salaire minimum, l’éclatement des grandes entreprises de technologie et la taxation des très hauts revenus. Cependant, elle imprime sa différence avec Sanders en refusant de se décrire comme « socialiste ». En janvier, elle se résumait ainsi : « Je crois dans le capitalisme. Je vois la richesse qui peut être produite, mais soyons clairs : le capitalisme sans règles est du vol. »

La fracture entre l’aile gauche du parti et les centristes est apparue clairement lors des débats de Miami. Les candidats se sont divisés sur la question de la réforme du système de santé notamment. Alors qu’ils veulent tous mettre sur pied une couverture médicale universelle financée par l’État, ils se sont montrés plus partagés sur la place à accorder aux assurances privées et les conditions de la transition vers ce nouveau modèle. Dans quelle direction ira le parti ? Les candidats se retrouveront fin juillet à Détroit pour un nouveau débat télévisé. Avant même l’élection présidentielle, cette primaire démocrate sera décisive pour la trajectoire politique des États-Unis.


(1) Réalisées à la mi-juin par Fox News et The Economist/YouGov.

(2) Voir Politis n° 1542 (28 février) et n° 1523 (18 octobre 2018).

(3) Le Green New Deal est un vaste programme qui appelle à une intervention sans précédent de l’État fédéral pour assurer la transition écologique.

(4) Pendant sa campagne en 2016, Hillary Clinton avait appelé à abolir cet amendement.

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