L’éternel retour des peurs collectives

En 1993, Georges Duby comparait l’effroi médiéval suscité par les épidémies avec nos terreurs modernes. Réédité en ces temps de Covid, l’ouvrage prend une résonance particulière.

Olivier Doubre  • 26 août 2020 abonné·es
L’éternel retour des peurs collectives
Une gravure de 1086 évoquant l’Apocalypse.
© Photo Josse/Leemage/AFP

Au début des années 1990, alors qu’il répond aux questions de deux journalistes consacrées aux « peurs » collectives de l’an mil (et jusqu’à la fin du Moyen Âge) en tentant de les comparer à celles d’un XXIe siècle approchant, Georges Duby a en tête le « retour » d’une grande pandémie, celle du sida. Celle-ci vient en effet fracasser la croyance d’un progrès scientifique censé, sinon nous débarrasser des grandes infections, du moins promettre l’avènement d’un monde toujours plus sûr. Face à cette menace qui pouvait à l’époque sembler appartenir à un autre âge – et qui est apparue bien plus réelle encore avec le Covid-19, comme l’analyse l’historien François Hartog dans sa passionnante préface à la nouvelle édition –, Duby veut « croire bien davantage à un élan de générosité, d’entraide collective devant le sida que devant la misère matérielle. Devant l’inquiétude, un certain nombre de tabous tombent. Encore qu’apparaissent sournoisement des réflexes d’autodéfense, de repli, de peur du malade, le désir pervers de le mettre à l’écart ».

C’est ici que la préface de François Hartog, spécialiste de l’historiographie et penseur du « présentisme », rédigée à l’aube de la période de confinement, acquiert une profonde acuité. Il confronte la fonction de l’histoire – et de l’historien – aux questionnements du médiéviste Duby, immense savant d’un Moyen Âge secoué par les peurs collectives dues aux épidémies et, surtout, à la ferme croyance, en l’an mil, d’une « attente permanente, inquiète de la fin du monde ». Tout chrétien en Europe occidentale vivait dans cette attente, supposée quasiment fatale, d’une prochaine « Apocalypse ». Une inquiétude, linéaire, souligne François Hartog, qui est « étroitement liée à la conception chrétienne du temps ». Mais l’historien de souligner aussi combien, « avec l’Anthropocène, c’est-à-dire la récente prise de conscience que l’humanité, en tant qu’espèce humaine, est devenue une force géologique, surgit un temps nouveau ». Celui où « une nouvelle ère géologique a débuté », où pourrait advenir « une extinction des espèces, dont la nôtre ». Avec une réintroduction de bornes : « Celles d’une fin possible du temps du monde, de ce temps dont nous pensions nous être rendus “maîtres et possesseurs”. Mais aussi, du même coup, celle de l’entrée dans un temps de la fin. »

Rappelant combien nos sociétés occidentales se sont « nettement différenciées des autres » en ce qu’elles ont toujours été « foncièrement historisantes », Georges Duby souligne combien l’homme d’Occident a toujours eu « le sentiment qu’il progresse vers le futur et, par là, est tout naturellement amené à regarder vers le passé ». Mais aujourd’hui, comme au Moyen Âge, « notre société est inquiète ». Et François Hartog de s’interroger sur « l’invisible [qui] fait un brutal retour dans nos vies quotidiennes ». Où, peut-être, nous serions en train « de faire l’expérience d’une forme renouvelée de l’univers mental médiéval ».

Sur les traces de nos peurs, Georges Duby, entretiens avec Michel Faure et François Clauss, Textuel (1re éd. 1995), 96 pages, 14,90 euros.

Idées
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