Gauche : Partis de plaisir

Michaël Foessel analyse les rapports entre la gauche et la jouissance, inséparable selon lui d’un projet de transformation sociale et écologique.

Olivier Doubre  • 16 février 2022 abonné·es
Gauche : Partis de plaisir
© Vincent Van Zalinge / Unsplash

Sobriété n’est pas ascèse. La droite a beau jeu de dresser un portrait de la gauche – surtout maintenant qu’elle s’engage sur les questions d’écologie politique – en castratrice ou défendant une idéologie de pisse-froid. Car la gauche a longtemps eu, comme une bonne part des philosophies de l’égalité et de l’émancipation, une profonde méfiance vis-à-vis du plaisir. Nous avions, dans ces pages, recensé le formidable livre du syndicaliste et ancien résistant italien Bruno Trentin, La Cité du travail. Le fordisme et la gauche (1), qui montrait comment le mouvement ouvrier a adopté, au lendemain de la Première Guerre mondiale, « la culture productiviste tayloriste et fordiste », « l’idéologie du progrès », et donc placé le travail au cœur de son logiciel. Or, pour une force politique qui réclame l’émancipation de l’homme en société, quid du plaisir ?

Il faudra attendre les années 1960 et Mai 68 pour voir revendiqué un certain hédonisme épicurien, synonyme de libération sexuelle, suivie des mouvements de libération des femmes et en faveur du droit à des sexualités alternatives à l’hétéronormativité ancestrale – qui furent d’ailleurs combattus et méprisés au départ par le cœur du mouvement ouvrier traditionnel. Il suffit de se souvenir de la réponse de Jacques Duclos, éminent dirigeant du PCF, lorsqu’il fut interpellé par une militante lesbienne en 1973, lors d’un meeting à la Mutualité à Paris, sur les droits des femmes et des homosexuel·les : « Il n’y a pas de malades comme vous dans notre parti ! » Sexualité et plaisirs n’avaient donc pas alors, sinon droit de cité, en tout cas bonne presse au sein du camp progressiste de l’émancipation sociale.

Bien sûr, les temps ont changé. Dès cette époque d’ailleurs, où les soixante-huitards avaient inventé des slogans restés célèbres comme « Jouissez sans entrave ! », « Sous les pavés, la plage » ou « Nous voulons tout ! », sonnant comme des défis à la fois pour la droite réactionnaire et conservatrice attachée aux traditions, incarnée alors par cet homme né au XIXe siècle qu’était le général de Gaulle, mais aussi pour le PCF et la vieille SFIO, que l’on appelait alors le « camp du travail ».

La méfiance envers le plaisir a longtemps travaillé la gauche, qui considérait le plaisir comme « plutôt d’essence bourgeoise ».

Philosophe « inquiet du présent », professeur à Polytechnique, Michaël Foessel souhaite inscrire ses travaux et sa discipline dans le débat public. Il avait publié début 2019 1938. Récidive (PUF), qui s’interrogeait sur les correspondances et surtout « la collision virtuelle des années » entre les préoccupations (inquiétantes) de notre époque et celles de cette année-là, à la veille du Second conflit mondial, marquée autant par les lâches accords de Munich que par le début des reculs des libertés publiques en France, prélude à Vichy (2). Sans y voir toutefois un « retour », comme on l’a trop souvent lu récemment dans des travaux peu convaincants, aux terribles années 1930.

L’auteur s’inquiète désormais, dans ce nouvel ouvrage, des difficultés de la gauche à convaincre dans l’opinion, attaquée qu’elle est sur les questions identitaires et plus largement sur les valeurs culturelles. Or, pour lui, « ce n’est pas l’imaginaire de gauche qui est en panne (les mesures égalitaires sont toujours plébiscitées) ; ce qui est en souffrance, c’est l’articulation entre les imaginaires de justice et les expériences concrètes qui prouvent qu’une autre organisation de la société est possible ». C’est donc la question des émotions et du plaisir qui doit être mise en avant dans le discours de la gauche. Aussi, son livre s’attache à « montrer que le plaisir devient politique dès lors que se pose la question de son partage, ce qui est inévitable dans une société démocratique ». Pourtant, la méfiance envers le plaisir a longtemps travaillé la gauche, reste d’une vieille tradition philosophique assimilant celui-ci à la mort du désir.

Or, évidemment, si on lutte pour l’égalité et la défense des déshérités, le désir est l’un des moteurs fondamentaux de cette volonté de conquêtes sociales. Même si cela peut paraître contradictoire pour la philosophie énoncée dans L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari (Minuit, 1972), car le principe de plaisir « porte le sujet à privilégier l’inorganique et l’inertie » et à « s’immobiliser dans un monde qu’il juge taillé à sa mesure ». Le philosophe et le psychanalyste s’inscrivent là dans la longue lignée de pensée qui, transcrite en termes politiques, considère le plaisir comme « plutôt d’essence bourgeoise ». Car, depuis l’Antiquité, « les figures de l’assoiffé et de l’affamé repus sont au cœur des analyses philosophiques du plaisir », Deleuze reconduisant « cet évitement antique de la dimension sociale du plaisir ».

Le problème, pour la gauche, c’est que les exploités, les classes populaires, recherchent aussi, comme n’importe quel être humain, le plaisir – ou des plaisirs, qui dans leurs cas sont souvent combinés avec la satisfaction de leurs besoins élémentaires, comme une victoire sur un monde hostile à leur condition. Mais, alors que l’hédonisme se combine volontiers avec la consommation, on voit bien combien un certain superflu, incarné dans les marques (de luxe, ou supposée telles), leur donne aujourd’hui, grâce à un marketing agressif, l’illusion d’appartenir au même univers symbolique que celui auquel les classes dominantes ont accès.

« Le plaisir est une émotion sans laquelle un discours politique perd toute chance de rejoindre le réel ; à moins que ce discours n’épouse le désir d’ordre ».

Il demeure que l’évolution de la société interdit de mettre entre parenthèses la question du plaisir – et rend « ringarde » de facto une gauche qui continuerait à s’en méfier. Aussi, Michaël Foessel souligne combien « le plaisir constitue une émotion sans laquelle un discours politique perd toute chance de rejoindre le réel ; à moins que ce discours n’épouse une aspiration aussi pulsionnelle qu’Eros, mais beaucoup moins égalitaire : le désir d’ordre ». En appelant à un plaisir démocratique, sinon progressiste. « Il n’y a plus le “social” d’un côté, avec ses doctrines austères, et le “sociétal” de l’autre, où il est encore possible d’espérer quelques progrès. Il y a des émotions joyeuses, conquises à la marge de la société et qui appellent sa transformation. » Le philosophe rappelle alors l’engouement, au cours du premier et strict confinement dû à la pandémie de Covid-19, pour les fêtes clandestines, qui, en dehors de la question de la prévention sanitaire, révélait une volonté de plaisirs collectifs en dehors de l’industrie de l’entertainment. Selon lui, il faut désormais, comme Foucault en son temps l’avait souhaité, « expérimenter des plaisirs que l’idéologie individualiste ou la répartition inégalitaire des richesses rendaient impossibles ». Ce qui montre bien, selon lui, que la gauche doit épouser ou « rejoindre le réel sensible ». Sinon, elle sera cantonnée à l’abstraction.

Après la tentative en ce sens que fut Mai 68 (s’appuyant sur des pensées comme le freudo-marxisme d’un Fromm ou d’un Marcuse) de donner « un nouveau réel aux espérances de la gauche », c’est, selon le philosophe, la voie qu’elle se doit d’emprunter pour contrer les offensives sur les « valeurs » d’une certaine droite (musclée ou extrême) jouant, elles, sur « le désir d’ordre ». Avec des plaisirs revendiqués et démocratiques, en retrouvant « le chemin de la dialectique », ancienne, où « la vraie liberté résulte de la nécessité ». Et des « désirs politiques [qui] ont besoin d’une contre-épreuve dans le réel ». Or, avec l’écologie, la gauche retrouve aujourd’hui une telle dialectique, mêlant liberté et nécessité d’une « transformation en profondeur du capitalisme ». En rendant à nouveau les « solutions de la gauche sérieuses, c’est-à-dire non seulement désirables, mais réalistes ».

L’auteur conclut donc, puisque les mesures d’émancipation et les conquêtes sociales promouvant l’égalité et le pouvoir d’achat ne sauraient être rejetées en principe par une majorité des gens : « En politique, les seules expériences prometteuses sont celles d’où la terreur et la honte sont absentes. Si elle s’en souvient, la gauche découvrira peut-être que même minoritaire dans les esprits, elle demeure majoritaire dans les corps »

Quartier rouge. Le plaisir et la gauche Michaël Fœssel, PUF., 220 pages, 17 euros.

(1) Fayard (trad. de l’italien par Jérôme Nicolas), 2013. Voir Politis n° 1246, du 28 mars 2013.

(2) Voir Politis n° 1547, du 3 avril 2019.

Idées
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