Ex-Fralib : Un thé saveur succès

Deux ans après leur victoire contre le géant Unilever, les ouvriers de Scop-Ti, ex-Fralib, sont en passe de gagner leur ultime bataille : la viabilité économique.

Erwan Manac'h  • 8 juin 2016 abonné·es
Ex-Fralib : Un thé saveur succès
© BORIS HORVAT/AFP

L’odeur de thé et le vacarme métallique ont repris leurs droits entre les murs de l’ex-usine Fralib de -Gémenos (Bouches-du-Rhône). Deux ans après la victoire nette et sans bavure des salariés contre le géant de l’agroalimentaire -Unilever, qui voulait délocaliser l’usine, l’horlogerie des machines n’a pas bougé d’un millimètre. Elles plient, collent, enroulent et emballent toujours au rythme de six sachets de thé et infusions par seconde. De quoi produire 70 % de la consommation française.

Mais l’histoire qui s’écrit désormais sur le site de production est inédite. Sous les blouses de la quarantaine de salariés réembauchés, le tee-shirt rouge est d’usage, flanqué du nom de leur nouvelle marque, « 1 336 », comme le nombre de jours de lutte. Tous sont désormais propriétaires de la société. Les 2,8 millions d’euros versés par Unilever pour solder trois années de conflit ont été réinvestis au capital d’une coopérative, -Scop-Ti. -Cinquante-sept ex-ouvriers (sur 182) y ont ajouté 3 000 euros de leur poche pour en devenir actionnaires.

Des hypers aux circuits courts

L’usine est gérée par deux anciens délégués syndicaux et un « directeur général » – Marc Décugis, ex-technicien de maintenance. « Il a bien fallu que quelqu’un s’y colle », sourit Gérard Cazorla, président du conseil -d’administration de Scop-Ti, qui siège dans un bureau dont la porte est barrée de l’inscription, « Direction ressources humaines-syndicat ». « On fait tout », s’amuse l’ancien secrétaire CGT du comité d’entreprise.

Pour les questions d’organisation du travail et les choix marketing, c’est l’assemblée générale des coopérateurs qui est souveraine. Après de longues discussions, elle a décidé de conserver trois niveaux de salaire, en suivant les conventions collectives. Les ouvriers se payent 1 600 euros net sur treize mois, pour 35 heures de travail hebdomadaire (de 7 h à 14 h). La dizaine de techniciens qui pilotent les équipes de production touchent 70 euros de plus. Et le directeur général émarge à 2 000 euros mensuels. Tous ont abandonné leur ancienneté et leurs primes de résultat pour ne pas hypothéquer l’économie de leur projet.

Les sublimes rouages des machines se sont remis à danser en septembre. Neuf mois plus tard, les stocks ont garni les entrepôts, pour parer à toute grosse commande éventuelle, et 260 tonnes de thé et infusions sortent de l’usine chaque année. On est loin des 6 000 tonnes atteintes, toutes productions confondues, lors du pic de 2001-2002. L’usine employait alors 182 personnes et fonctionnait en 3×8 avec des salaires « au mérite ». « À l’époque, il y avait une personne pour deux ou trois machines. Aujourd’hui, on travaille avec une personne par machine, décrit Stéphane Pérez, opérateur, vingt ans d’ancienneté dans l’usine. L’ambiance est bien meilleure sans cette pression. Nous sommes plus solidaires. »

Scop-Ti espère atteindre l’équilibre d’ici à la fin 2017, en misant sur une stratégie double. Pour faire tourner l’usine, elle produit des « marques distributeurs » pour les magasins U et Leclerc. Ses marges sont moindres et le cahier des charges ne lui permet pas de produire bio et local, mais ces volumes de commandes sont cruciaux pour faire tourner l’unité de production. C’est d’ailleurs la principale difficulté de cette reconversion. Au vu de la productivité colossale de l’usine, le projet des ex-Fralib devait être pensé à grande échelle.

En parallèle, Scop-Ti produit ses propres marques. « 1336 », une large gamme de thés naturels destinés à la grande distribution, pour laquelle la coopérative s’approvisionne auprès d’un grossiste installé dans le Vaucluse. Et une gamme « Scop-Ti » lancée fin mai, entièrement bio et issue d’un approvisionnement local, destinée aux circuits courts et aux magasins spécialisés. Ces marques « redonnent du sens » à la production et entretiennent la flamme avec le solide réseau militant qui a accompagné les trois années de lutte.

Le choix de la qualité

« On a tout repris de zéro, car nous voulions de la qualité », précise Nadine Fiquet, embauchée en 1976 derrière les machines et spécialisée peu à peu dans la démarche qualité. Elle a quitté l’entreprise en 2007 avec un plan social, car elle n’adhérait plus aux pratiques d’Unilever. Le géant anglo-néerlandais avait progressivement remplacé les bains d’arômes naturels par des billes de synthèse « sans couleur ni odeur ». Aujourd’hui, Nadine a repris sa place parmi le panel d’échantillons, dans le laboratoire, où elle analyse, goûte, sélectionne les produits pour les différentes gammes et élabore les recettes. « Nous n’avons plus de sous-fifres qui nous dictent comment faire depuis leurs hauteurs, alors qu’ils n’en savent rien du tout. Nous sommes autonomes », sourit Nadine Fiquet. Pour la camomille, par exemple, « je n’ai retenu que la fleur et non pas les feuilles, même si c’est plus cher, car le goût est bien meilleur », décrit l’employée, qui gère aussi l’étiquetage et le contrôle de la qualité.

Mais la clé de la réussite se trouve dans le monde austère de la grande distribution, où l’histoire de la bande d’ouvriers victorieux contre le géant de l’agroalimentaire n’émeut guère, bien au contraire. Pour se faire une place, ceux-ci ont dû remettre leur sort entre les mains d’un commercial. « Avec les costard-cravate, on ne sait pas faire, avoue, goguenard, Gérard Cazorla, alors on s’est méfiés et on s’est fait conseiller. » Le col blanc sera recruté comme sous-traitant, avec un contrat commercial.

Voir >> Notre reportage vidéo dans l’usine autogérée de Scop-TI.

Finalement, une équipe de 35 commerciaux travaille pour réaliser le défi de trouver un avenir à cette « usine démentielle » de 12 000 m2. « Il fallait taper très vite, très fort et très haut », se souvient Thomas Blanchard, qui pilote l’équipe « jour et nuit ». Ancien cadre supérieur dans des multinationales, fin connaisseur des arcanes de la grande distribution, il a tout lâché après être tombé en admiration devant la beauté des machines, « l’aura » et « la somme d’intelligence impressionnante » de cette bande de cégétistes. « Ce sont certes des combattants, mais ils ont eu l’intelligence de s’appuyer sur le système pour l’optimiser et faire passer leur vision, tournée vers l’humain et la qualité. Ils ont la tête sur les épaules par rapport aux attentes des consommateurs », analyse-t-il.

Parole de connaisseur, les premiers retours sont « assez exceptionnels ». La chaîne de supermarchés Biocoop a mordu à l’hameçon et Carrefour se montre intéressé par la gamme bio. Hormis quelques réactions épidermiques de directeurs de supermarché qui exècrent les syndicats, la grande distribution a bien accueilli l’arrivée de ce trublion qui lui parle « qualité ». Il faut dire qu’elle y voit son intérêt. Malgré des prix de 20 à 30 % plus élevés que ceux des concurrents, les thés trouvent une clientèle. « Nous nous sommes engouffrés dans une brèche grâce à un rapport qualité-prix excellent. Nous sommes les seuls sur ce positionnement », confie Thomas Blanchard. Pour les distributeurs, c’est autant de promesses de bénéfices, car leur marge est proportionnelle au prix de vente des produits.

Relancer la filière bio

Résultat, le réseau Franprix, 93 supermarchés Carrefour et 123 magasins Auchan distribuent aujourd’hui les produits Scop-Ti. Au total, 15 % environ des supermarchés sont approvisionnés, et la diffusion se poursuit. « On envahit la France par le Sud », sourit Thomas Blanchard.

Le réseau de soutien militant, toujours fidèle et puissant, représente encore 30 % des commandes. Et l’ancien propriétaire de l’usine n’est, pour le moment, pas un concurrent déloyal, grâce à l’accord de fin de conflit par lequel Scop-Ti était autorisé à conserver les processus de fabrication.

Quant à la gamme bio, le principal obstacle est davantage un défaut d’approvisionnement. La production française de plantes aromatiques a été sinistrée par les prix bas pratiqués par -Unilever, qui est finalement parti se fournir en Amérique du Sud et en Europe de l’Est. La filiale d’approvisionnement local reste donc à recréer. Il y a une vingtaine d’années, 450 tonnes de tilleul étaient produites en France, contre moins de 70 tonnes aujourd’hui. Cela prendra plusieurs années, mais Scop-Ti est décidé à réactiver cette filière, en partenariat avec des coopératives de producteurs dans les Baronnies (Drôme provençale), qu’elle compte bien rémunérer à leur juste valeur. En attendant, les supermarchés doivent accepter de s’en tenir à des volumes réduits, ce qui n’est pas dans leurs habitudes.

Fralib peut-il faire école ?

La partie n’est donc pas encore gagnée pour les ex-Fralib, mais ils abordent l’avenir avec optimisme. « On commence à réintégrer les copains qui sont en fin de droit vis-à-vis du chômage », explique Gérard Cazorla. Ce qui devrait faire monter l’effectif à 46 salariés d’ici au mois d’août. Ils espèrent pouvoir grimper jusqu’à 57 et réembaucher les derniers coopérateurs sans emploi. La viabilité économique d’un tel projet suppose un triplement de la production actuelle. Un objectif atteignable compte tenu des discussions en cours avec les distributeurs. De quoi hisser définitivement les Scop-Ti au rang de symbole.

Toutefois, Fralib reste un cas singulier, qu’il sera difficile de transposer tel quel dans d’autres usines en lutte. Les ouvriers disposaient d’un produit qui leur permettait de s’adresser directement au consommateur et de mettre en avant un discours sur la qualité. Ils ont aussi fait face à un adversaire à la (dé) mesure de leur projet de coopérative. Unilever s’est mis dans un tel bourbier judiciaire et social qu’il a fini par signer un chèque de 19,3 millions d’euros, dont 90 000 euros versés à chacun des salariés (plus les arriérés de salaires), pour conserver sa marque L’Éléphant. La multi-nationale cédait en échange les machines à la communauté urbaine de Marseille pour permettre aux ex-salariés de lancer leur coopérative.

Les candidats à la reprise de leur usine devront donc trouver leur propre formule. Dans un contexte aujourd’hui plus difficile. « L’environnement juridique a malheureusement changé, avertit Benoît Borrits, chercheur et animateur de l’Association pour l’autogestion. Depuis l’accord national interprofessionnel [signé en 2013, NDLR], les plans de sauvegarde de l’emploi ne peuvent plus être contestés devant les tribunaux d’instance. Ils sont cantonnés au tribunal administratif. Or, c’est la justice, grâce à la pression médiatique et sociale, qui a permis aux Fralib cette victoire. Un conflit de ce type risquerait aujourd’hui d’être beaucoup plus violent. »

L’idée coopérative, quoi qu’il en soit, est revenue au goût du jour et germe dans bien des esprits, y compris dans l’industrie. En Isère, les 77 salariés d’une usine de barquettes en aluminium, Ecopla France, viennent de lancer une campagne de financement participatif pour lancer leur projet.

Économie
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