Discours de raison

Denis Sieffert  • 13 septembre 2007 abonné·es

On aurait grandement tort de mettre tous les missionnés de Nicolas Sarkozy dans le même sac. S’il n’y a plus grand-chose à dire d’Éric Besson, traité sans trop d’égards par cette droite qu’il a ralliée avec armes et bagages pendant la campagne électorale (son rapport sur la TVA sociale a été jeté aux orties avant même qu’il l’eût remis) ; et s’il y a tout à craindre de Michel Rocard, invité à participer à un comité de « revalorisation » (sic) de la fonction enseignante précédé de l’annonce de onze mille suppressions de postes, ilen va tout autrement d’Hubert Védrine. L’ancien ministre socialiste des Affaires étrangères a rendu public voici quelques jours le rapport sur la mondialisation que lui avait confié Nicolas Sarkozy début juillet. On se demande bien ce que le président de la République va pouvoir faire de ce brûlot. Rien, sans doute. La plupart des médias ont d’ailleurs anticipé son prévisible embarras en passant à peu près sous silence ce document d’une soixantaine de pages qui constitue une critique en règle contre la nouvelle politique étrangère de la France. Celle qui se dessine. Et celle que l’on pressent pour un avenir proche. Disons ce « tournant atlantiste » que nous avons déjà analysé ici. Certains de nos confrères ont même réussi à souligner les points d’accords entre le rapporteur et son commanditaire. Presque tous n’ont retenu que quelques mots : « La France doit s’adapter à la mondialisation. » Alors même que l’auteur nous met en garde contre les ambiguïtés de cette formule surtout destinée à justifier toutes les déréglementations.

Car, en vérité, Védrine n’a pas de mots assez durs pour cette « vision atlantiste au sens de la droite française d’avant le gaullisme » qu’il sent réapparaître. Il aggrave son cas en dénonçant un « mouvement [qui] s’inscrit, tout en prétendant s’en démarquer, dans le schéma du clash des civilisations » cher aux néoconservateurs américains. On imagine la tête de Sarkozy. Aupassage, l’ancien ministre égratigne « quelques intellectuels isolés et provocateurs » qui poussent la France àrentrer dans le commandement de l’Otan (dont de Gaulle l’avait fait sortir) et à se fondre dans la grande coalition occidentale contre le terrorisme. Si Ségolène Royal lit cela, elle hésitera peut-être à consulter BHL comme un oracle. Au moment où réapparaît Ben Laden, et alors que le terrorisme vient de nouveau d’ensanglanter l’Algérie, les socialistes feraient mieux d’entendre Hubert Védrine que les « intellectuels isolés et provocateurs » auxquels il fait aimablement allusion. Sa vision est aux antipodes de celle de Sarkozy, mais aussi de la vision de la plupart des dirigeants socialistes, pour autant que ceux-ci laissent poindre l’ombre d’une idée sur le sujet.

Védrine n’est pas dupe des prétéritions de ceux qui avouent des « désaccords passagers » avec les États-Unis pour mieux se ranger ensuite sous la bannière étoilée « des démocraties assaillies par le terrorisme » . « La question de savoir, écrit-il, si la politique américaine récente n’a pas précisément accru ces risques [terroristes] n’est même pas admise par les tenants de cette ligne. » Il rejette l’idée d’une « sainte-alliance occidentale génétiquement programmée pour affronter pour des raisons idéologiques, sécuritaires, énergétiques ou autres, les pôles non occidentaux » . Et cela, dans le sillage des États-Unis « sujets à des accès d’aventurisme » . L’ancien ministre de Lionel Jospin suggère, plutôt que de continuer dans cette voie, que l’on « prive petit à petit les terroristes islamiques de leurs meilleurs arguments » . Or, selon lui, « rien n’envenime plus la relation Islam-Occident qu’un statu quo au Proche-Orient » . Bien sûr, les mauvaises langues ironiseront : dommage que cet homme-là n’ait jamais été ministre des Affaires étrangères. Mais les choses sont compliquées. Alors que Lionel Jospin était à Matignon, il y avait au moins deux dyarchies. Celle qui opposait, notamment à propos du Proche-Orient, le Premier ministre, futur candidat à la présidence, à Jacques Chirac. Et celle qui opposait les conseillers de Matignon à ceux du Quai d’Orsay. On se souvient qu’Hubert Védrine avait été tenu à l’écart de la préparation du voyage désastreux de février 2000 qui s’acheva par l’épisode du caillassage de Bir-Zeit. Aujourd’hui, on peut évidemment discuter de l’opportunité d’avoir accepté une telle mission. Il y aurait quelque naïveté (que Védrine n’a sûrement pas) à croire que Sarkozy pourrait soudain, saisi par la grâce, renoncer à la « philosophie » sécuritaire, répressive et belliciste qu’il partage profondément avec George W. Bush. Ou à imaginer qu’il n’exploitera pas politiquement, et vulgairement, cette contribution d’un homme de gauche. Mais, à quelques jours de ce 11 septembre, de sinistre mémoire, il n’est pas déplaisant d’entendre un discours de raison qui fustige l’essentialisme dominant parmi nos élites et dans nos médias… et à pouvoir le lire sur le site de l’Élysée… ^2

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 4 minutes