Chacun son histoire…

Dans « Nés en 68 », Olivier Ducastel et Jacques Martineau suivent trois personnages durant les quarante dernières années pour interroger le bel héritage de Mai 68 et l’évolution des engagements.

Ingrid Merckx  • 22 mai 2008 abonné·es

Gardarem lou Latar, gardarem lou Latar ! Été 1976 : Catherine et Caroline font la danse de la pluie au Latar, la ferme décatie qu’elles occupent près de Figeac (Lot). Ils n’y sont plus que trois adultes et deux enfants. La communauté qu’ils ont fondée au sortir de 1968 s’est disloquée. Les premiers partis n’ont pas aimé la vie à la roots, les WC dans le jardin, les décisions collectives. Un autre a fui, lassé de la vente des fromages et exaspéré par l’ascendant de Catherine, qui lui a lancé : « Je revendique le droit de coucher avec qui me plaît, et toi tu ne me plais vraiment pas ! » Les « troubadours », qui ne faisaient que chanter et faire l’amour, ont dû suivre… On ne sait pas. Il y a des ellipses dans le film, des sauts dans le temps. Ce qu’on sait, c’est qu’Hervé est parti parce qu’il avait l’impression de s’être laissé piéger : « On vit repliés sur nous-mêmes, on oublie que le monde s’ouvre. » Il avait envie d’autre chose. Comme Yves, le prof de français qui n’en peut finalement plus de la campagne et repart à Paris, laissant les deux enfants qu’il a eus avec Catherine : Ludmilla et Boris. Hervé est toujours en vadrouille. Catherine reste au Latar.

Catherine, Yves, Hervé?: une fille, deux garçons, trois possibilités. Trois chemins surtout, partant de 1968 : celui qui s’embourgeoise en ville, genre intello de gauche. Celui qui se radicalise sévèrement. Celle qui reste sur les lieux du rêve, avec ses enfants. Tous les trois s’aimaient, continuent à s’aimer. Ils sont « nés en 68 » : nés à la politique, à l’amour, et à l’envie de faire l’amour et la politique d’une manière différente de celle qui avait cours alors. Pas « jouir sans entraves », mais vivre ensemble et travailler ensemble : pas de patrons, pas de classes, l’égalité parfaite entre hommes et femmes, plus de morale, de tabou ni de loi… Si l’éclatement de la bande, au bout de quelques années, traduit le regard sans illusion qu’Olivier Ducastel et Jacques Martineau portent sur ce projet et le trajet de chacun ensuite, aucun des trois personnages principaux de Nés en 68 n’a trahi l’esprit de Mai. Aucun ne change de bord. Mais ils évoluent différemment.

Qu’est-ce que Catherine (Laetitia Casta), Yves (Yannick Rénier) et Hervé (Yann Trégouët) font de leur engagement au quotidien et au fil des ans ? Comment vivent-ils leurs contradictions ? Que partagent-ils ? Que transmettent-ils ? Ce n’est pas au procès de 68 que les deux cinéastes s’intéressent dans ce film, mais bien au « bel héritage ». D’où leur empathie avec les personnages, qui vont de coups d’éclats en coups durs, les temps forts de leurs vies personnelles se mêlant intimement aux temps forts de la vie politique. Révolte étudiante, avortement clandestin, relents d’Algérie, Manifeste des 343 salopes, élection de Mitterrand, explosion de l’épidémie de sida, fondation d’Act Up, 21 avril 2002, occupation de l’église Saint-Bernard, 11 Septembre, campagne de Nicolas Sarkozy…

De 1968 à 2007, Olivier Ducastel et Jacques Martineau traversent quarante ans d’histoire, nos quarante dernières années. Ce qui explique l’écho entre ce film et Nos Meilleures Années, ce grand mélo italien de Marco Tullio Giordana, initialement conçu pour la télévision puis sorti en version grand écran de deux fois trois heures en 2003. Nés en 68 n’est pas un grand mélo à l’italienne, parce qu’il enchaîne trop de temps forts en 2 h 45 pour laisser le loisir de s’émouvoir vraiment du sort des personnages, qui jouent d’abord les porte-drapeau. Et les deux cinéastes ne marquent pas toujours le climat et le tempo de leur empreinte comme ils le font dans certains plans téméraires et picturaux, comme cette scène de sexe interrompue par une fuite du toit, Casta en reine de Saba, ou ce die-in rose et noir vu du ciel. Mais le film tourne solidement autour d’un axe : la question de l’engagement vu par… Après celui des parents, celui des enfants : comment réinventer le monde et soi avec ? Et qu’apprennent-ils à leurs parents de leurs luttes (notamment le jeune Boris, incarné par Théo Frilet) dans un environnement où la lutte change d’échelle ? Car, de 1968 à 2007, la révolte enthousiaste s’est muée en une bataille quotidienne essoufflée et inquiète. Qui ne laisse plus qu’une alternative : subir ou réagir. L’héritage de 68, à en croire Ducastel et Martineau, c’est aussi, et peut-être surtout, prendre la mesure du choix, de ses choix.

Culture
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