Théâtre : un souffle européen

Directeur de la Comédie de Saint-Étienne et président de la Convention théâtrale européenne, Jean-Claude Berruti imagine un renouveau théâtral fondé sur la multiplicité des langues et des expériences.

Gilles Costaz  • 11 juin 2009 abonné·es
Théâtre : un souffle européen

Politis / Où en est la Comédie de Saint-Étienne, l’un des plus anciens centres dramatiques nationaux et l’un des théâtres les plus révélateurs
du système public français ?

Jean-Claude Berruti / La Comédie de Saint-Étienne a fêté ses soixante ans en novembre dernier. Il y a eu l’époque des origines, avec Jean Dasté. Puis l’époque Daniel Benoin, qui est resté vingt-cinq ans à la tête du théâtre. Il y a sept ans, avec François Rancillac, nous avons proposé une direction à deux têtes, et nous avons travaillé ainsi, en harmonie, sur une mission de service public définie avec Catherine Tasca, centrée sur la place de la création et l’action culturelle. À présent, François Rancillac a choisi de partir et prend en main une structure plus légère, le théâtre de l’Aquarium, à la Cartoucherie de Vincennes. Donc, beaucoup de questions se posent sur notre travail et notre ­théâtre. Comme l’a formulé Jean-Pierre Vincent, qui est un homme d’expérience et un peu mon maître, « les soixante ans de la décentralisation n’ont-elles été qu’une parenthèse aujourd’hui terminée »  ?
En fait, quelles mutations devons-nous opérer ? J’ai pris le parti de ne pas quitter Saint-Étienne, qui a l’avantage d’être à la fois un théâtre irriguant une région et une école. C’est une unité de création-formation qui me semble de bonne taille. Je crois qu’en Europe le renouveau viendra des théâtres de taille moyenne. Et la Comédie de Saint-Étienne a collaboré avec des théâtres équivalents, comme le ZKM de Zagreb, avec qui nous avons créé la version française et la version croate de l’Envolée de Gilles Granouillet. Nous devons réfléchir sur les systèmes qui fonctionnent en France et ailleurs. Le système français des centres dramatiques, sans troupe, avec un programme de spectacles joués en continuité, et celui de l’Europe de l’Est, avec son principe de spectacles en alternance, ne me semblent pas à bout de souffle mais fatigués. En France, on favorise la diffusion, alors que les équipes auraient envie de plus de créations. Ailleurs en Europe, la vie intrinsèque de la troupe et trop d’alternances finissent par créer une usure des équipes, bien que cela dote les acteurs d’une belle plasticité et d’une ductilité collectives. Le projet stéphanois est d’essayer de prendre le meilleur des deux systèmes, en évitant la lourdeur de chacun.

Quel est donc ce projet stéphanois ?

Mon projet est de réunir dix comédiens venus d’Europe et d’Afrique pendant quatre ans. La base de nos répétitions, ce seraient trois textes fondateurs : Œdipe , Macbeth et les Bacchantes . Chaque saison serait reliée à ces thématiques. Par exemple, on jouerait la pièce d’un jeune auteur allemand, Hanjna Hiling, Tristesse, animal noir , qui prend le contre-pied des Bacchantes . Je crois au mélange des acteurs de cultures différentes. Avec cette troupe, nous aurions un objectif de deux créations importantes et d’une création plus légère, avec des représentations en ville, mais aussi dans les banlieues et à la campagne, selon le principe du « Piccolo », la petite structure que nous faisons voyager à travers la région. La « comédie des champs » demeure !
Ce projet majoritairement européen concerne aussi l’école d’art dramatique. Et il est déjà à l’œuvre puisque nos élèves ont travaillé avec le ­Théâtre Académie de Hambourg et à Craiova, en Roumanie ; les jeunes acteurs de Hambourg et de Craiova sont aussi venus chez nous. Nous avons un chantier de travail à Johannesburg. Et le prochain chantier sera franco-allemand. Nous développons des partenariats avec des écoles européennes et des metteurs en scène européens. Le Roumain Silvio Purcarete viendra diriger les élèves de seconde année dans Un formidable bordel de Ionesco , etc. Il faut que les jeunes acteurs utilisent deux langues en scène ; ils iront à l’École normale supérieure de Lyon pour se perfectionner.

Cela représente des moyens que vous n’avez sans doute
pas en totalité. Sur le subventionnement du théâtre public, on ne sait pas où l’on
en est. L’administration rétrécit les budgets. Le président
de la République reçoit
des directeurs de centres dramatiques en leur promettant une aide au spectacle vivant qu’on ne voit pas venir.

Pour la Comédie de Saint-Étienne, nous avons des garanties de l’État et de la Région. Nicolas Sarkozy a en effet promis une relance du spec­tacle vivant, comme le Syndeac (Syndicat des directeurs de théâtres subventionnés) l’avait demandé. Notre inquiétude porte sur le nécessaire renforcement des structures de création. Et nous voulons une présence plus forte des acteurs dans ces structures. L’État semble vouloir surtout faire évoluer la carte des centres dramatiques, leur implantation dans le territoire.

Avec ce projet européen, n’allez-vous pas abandonner
une de vos caractéristiques,
la réhabilitation du répertoire français de l’entre-deux-guerres ? Vous n’aimez
pas Guitry, mais vous aimez Roger Martin du Gard
ou Édouard Bourdet, dont vous avez d’ailleurs monté les Temps difficiles à la Comédie-Française.

Je me passionne pour les auteurs contemporains. Avec mon épouse, Silvia Berruti-Ronelt, qui est traductrice, je traduis parfois des auteurs comme l’Autrichien Peter Turrini. Mais ce théâtre des années 1930 m’intéresse toujours. Je projette une opération franco-allemande autour de Martin du Gard, j’aimerais monter une pièce de Henri-René Lenormand et l’adaptation que Gide a faite lui-même de ses Caves du Vatican .

Pour revenir au contexte français, est-ce que la Comédie de Saint-Étienne est accueillante vis-à-vis des compagnies locales ? Et plus généralement, comment vous sentez-vous dans ce grand système où Paris et Avignon pèsent d’un poids très lourd dans l’équilibre théâtral français ?

À Saint-Étienne, il y a quarante compagnies ! C’est l’héritage de Dasté et de l’école de la Comédie. Laurent Fréchuret, Philippe Vincent, Éric Masset, Laurent Brethome sont les jeunes metteurs en scène les plus connus qui viennent de cette filière. Notre cahier des charges nous demande d’aider des compagnies indépendantes, mais pas la totalité. Nous faisons nos choix.
Je suis profondément provincial. J’ai parfois besoin d’un bol d’air parisien pour voir ce que je n’ai pu voir dans ma région et dans mes voyages en Europe. Mais les Européens qui viennent à Saint-Étienne n’expriment pas le regret de ne pas être à Paris ; il n’y a qu’en France qu’existe une centralisation si féroce. À Avignon, je vois aussi ce que je ne vois pas dans l’année, et il y a des moments exceptionnels. Mais le festival d’Avignon, avec sa direction actuelle, manque à sa mission historique, qui est de montrer ce qui se passe dans le théâtre français, c’est-à-dire dans les centres dramatiques nationaux.

Culture
Temps de lecture : 6 minutes