« De véritables messages idéologiques »

Christophe Nick revient sur les enjeux qui ont présidé à la réalisation des deux documentaires, estimant combien certaines « valeurs » de la télé-réalité sont en phase avec les credo ultralibéraux.

Jean-Claude Renard  • 11 mars 2010 abonné·es

Politis : À l’évidence, la télé-réalité et ses dérives se lient à la privatisation. Le service public est-il réellement épargné ?

Christophe Nick I Il ne l’a pas été dans un premier temps, puis il a fait un choix, comme Canal +, en 2000. Avec la privatisation, le message ne s’adressait plus à des citoyens que le pouvoir essayait de convaincre, de cultiver ou de divertir, mais à des consommateurs, puisqu’il s’agissait de placer de la pub. Les programmes ont donc flatté la consommation. Le service public n’a pas échappé à ce modèle pour ne pas laisser le champ libre à la concurrence. Mais le genre a ses limites quand on allie exhibition et voyeurisme. On libère alors une envie qu’il faut sans cesse satisfaire, de façon exponentielle. Les émissions de Jacques Pradel se tarissent ainsi au milieu des années 1990, faute de renouvellement, parce que le téléspectateur s’épuise. « Le Maillon faible » (emprunté à la BBC) lève la barrière nécessaire à l’installation de la télé-réalité. L’ensemble des diffuseurs a été alors confronté à un choix, ayant parfaitement conscience que c’était sans limites. Un certain nombre de médias ont refusé. En France, c’est le service public et Canal +. La contrainte financière a poussé les chaînes privées à franchir le pas après l’effondrement boursier de 2000, touchant particulièrement les secteurs de la communication. M6 change ses règles, ne cherche plus à satisfaire son cœur de cible mais à choquer la société civile pour obliger les gens à la regarder. Parce que c’est cela qui fait débat. Devant le succès, TF1 sera acculé et suivra le mouvement. Le service public et Canal + ont été obligés alors de miser sur d’autres programmes, le magazine, la fiction, le documentaire, dessinant ainsi, peut-être malgré eux, une alternative. Si bien qu’aujourd’hui on perçoit une nette coupure dans l’offre des programmes.

Le téléspectateur n’est-il pas aussi condamnable que la chaîne commerciale ?

J’aurais tendance à mettre la pédale douce sur la notion de responsabilité individuelle, qui est un concept libéral. Ça ne veut pas dire que les gens ne sont pas responsables de leurs actes. Mais, à partir du moment où la télé diffuse des interdits considérables, comment en vouloir aux gens d’être happés puisque nous portons en nous ces pulsions ? Les émissions de télé-réalité fonctionnent sur ce principe. Si l’on tombe dessus, on est scotché. On ne peut en appeler à la responsabilité parce que, justement, c’est un genre qui dépasse la raison. La fameuse phrase de Patrick Le Lay, « je vends du temps de cerveau disponible », renvoie à ces programmes fabriqués pour que le cerveau ne soit plus conscient. Ce sont les pulsions qui seules sont stimulées. Le problème, c’est lorsque toute une génération est éduquée à ça. C’est seulement de la télé, mais ce n’est pas neutre. Cette répétition est celle d’une répétition de valeurs, qui s’incrustent, parfaitement en phase avec les credo ultralibéraux : pour gagner, il faut écraser, anéantir les autres. Et c’est normal ! Comme on est en guerre économique, en compétition les uns contre les autres, dans un jeu, c’est celui qui n’aura aucun scrupule qui gagnera. Ces valeurs deviennent des normes à force de les regarder, de véritables messages idéologiques.

Peut-on parler de télévision comme d’une religion ?

À partir du moment où la télé crée une emprise, elle devient une structure de pouvoir qui modélise, cherchant à nous faire adopter des comportements de consommateurs. La religion génère le même type de rapport d’autorité entre un curé et son croyant que celui qui existe entre un animateur et la personne qui vient sur un plateau ou le spectateur. Il n’y a pas de pouvoir de coercition, ce n’est pas l’armée, ni une entreprise avec sa hiérarchie. C’est une autre structure de pouvoir, certes, mais il me semble qu’aujourd’hui la télé a bien plus d’influence sur les individus que la religion.

A posteriori,* quel est le regard des participants à « Zone Xtrême » sur leur comportement ?

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Personne n’est semblable. Certains se sont rendu compte qu’ils étaient capables de faire des choses qu’ils ne soupçonnaient pas. Beaucoup se sont remis en question sur leur obéissance. Il y a eu une prise de conscience. ­D’autres l’ont vécu moins bien. Ce sera valable pour ceux qui verront les films. Quand on a assisté à l’expérience de Milgram, on ne l’oublie pas, parce qu’on se retrouve face à ce qu’il y a de plus noir en l’humanité, c’est-à-dire le renoncement à son libre arbitre.

Le rapport à l’argent a-t-il une influence ?

Les candidats se sont présentés en sachant qu’il n’y avait rien à gagner. Ils sont venus dans la position de se mettre au service de la télé (comme chez Milgram ils étaient venus se mettre au service de la science), avec l’idée de participer à un divertissement. C’est donc bien le dispositif d’un plateau qui domine, cette dimension du spectacle télévisuel qui est plus important que l’image qu’on donne de soi. Qui mène à la soumission.

Suivant le titre de ce diptyque documentaire, jusqu’où peut aller la télévision ?

Tant que la télé n’a pas un contre-pouvoir, elle peut aller jusqu’à la destruction. Parce que son problème n’est ni social ni civilisationnel, mais de capter l’attention pour ­vendre des parts de marché à des annonceurs. Jusqu’à faire du morbide si nécessaire.

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