Louise dans la nuit

Jean Echenoz  • 22 avril 2010 abonné·es

Amenée à vider seule l’appartement d’un père mort seul dans les quartiers nord de Paris, Louise découvre une arme en ouvrant un tiroir du défunt. Et pas n’importe quelle arme : un gros 357 propulsé au dioxyde de carbone : Louise est embarrassée.
Elle qui a horreur des armes à feu imagine d’autant moins garder celle-ci chez elle qu’il lui semble vaguement, même peu rompue à la législation dans ce domaine, que ce serait illégal. Ce revolver, Louise ose donc d’abord à peine le toucher. Heureusement qu’à côté de lui, outre une boîte de balles et une autre de cartouches de CO2, se trouve sa notice d’emploi.
Louise croit savoir – des livres, des films – qu’il existe un cran de sûreté sur ces objets. La notice lui indiquant où se trouve ce cran, Louise frémit un peu en observant qu’il n’est pas poussé. N’écoutant que son courage, elle le pousse. Puis la notice conseille de vérifier que le revolver n’est pas chargé : presser le bouton de blocage du canon et, celui-ci ouvert, le pointer vers une lampe pour s’assurer qu’il est vide. Louise repère le bouton, appuie prudemment dessus, rien ne s’ouvre. Appuie de plus en plus fort, toujours en vain : il semblerait que cette arme, certains points de rouille le confirment, soit assez hors d’usage. Louise est un peu rassurée, la prend en main comme dans les films mais s’abstient soigneusement de poser son index sur la détente, quand même on ne sait jamais.

Hors d’usage ou pas, il ne saurait donc être question de conserver cet ustensile chez soi. Il convient de s’en défaire et Louise, dans un premier temps, envisage civiquement de l’apporter à la police. Mais la police, on ne sait jamais trop bien comment cela peut se passer, Louise n’a aucune envie de se trouver questionnée voire, va savoir, gardée à vue pendant des heures pour une affaire qui ne la concerne nullement. La poubelle serait une deuxième solution mais ne ferait que différer le problème : quelqu’un d’autre finirait par trouver l’arme et serait, au mieux, aussi embarrassé. La première bouche d’égout venue serait bien une troisième, mais Louise la trouve un peu miteuse. Reste la Seine.
Oui, la Seine, ce ne serait pas mal. Louise se rappelle ou croit se rappeler quelques films où d’obscurs gangsters se défont de leur flingue en le jetant, par une nuit non moins obscure, dans ce fleuve, donc Louise attend la nuit.

Celle-ci tombée, Louise se dispose à agir. Mais, tant qu’à produire cet événement, autant assurer un peu de mise en scène. Louise installe donc le 357, ainsi que les balles et les cartouches de CO2, dans un vieux sac de sport jaune citron puis elle s’habille en conséquence : vieux jean et veste en cuir, baskets. Et la voilà sortie de chez elle, parmi les passants innocents, son sac au bout de son bras contenant l’arme qui pèse avec les munitions, elle se dirige vers la Seine.
Le fleuve atteint, reste à choisir un pont et Louise, qui pressent bien que ce qu’elle va faire n’est pas vraiment légal, en recherche un pas trop fréquenté. Comme il n’est pas si tard dans la soirée, il y a toujours un peu de monde dans les rues, sur les quais, sur les ponts, et c’est toute une affaire de trouver un de ceux-ci assez désaffecté pour agir discrètement. Puis quand elle en trouve enfin un à peu près vide, encore faut-il s’assurer que personne ne navigue au-dessous. Ce serait trop bête que le truc tombe sur une péniche, une barge, encore pire sur un bateau-mouche, infiniment pire sur une vedette de la police fluviale. Or, quand on agit seul, il n’est pas simple de surveiller en même temps les deux côtés d’un pont. On voit donc Louise, son sac ballant au bout de son bras, courir fiévreusement quelques minutes d’un bord à l’autre pour s’assurer que le fleuve, à l’est comme à l’ouest, est momentanément désert.

Il l’est enfin, Louise peut agir. Comme elle tremblote un peu, la fermeture Éclair du sac se fait rétive, Louise peste contre elle avant d’arriver à l’ouvrir. Puis après de rapides regards latéraux, elle en extrait l’étui de cartouches de gaz qu’elle propulse d’un geste souple dans la Seine et qui s’y engloutit sans problème, sobrement. Vient le tour de la boîte de balles qu’elle expédie de même : mais comme celle-ci s’ouvre en plein vol, c’est en pluie que cette fois les projectiles s’immergent et, furtivement, c’est un assez joli spectacle à voir. Reste le revolver que Louise, toujours prudente, saisit entre pouce et index par la crosse avant de le balancer à son tour dans le fleuve noir. Et là, c’est plus joli encore : le 357 tournoie sur lui-même au ralenti pendant toute la courbe de son vol avant de toucher la surface de l’eau sur laquelle, dans un bruit somme toute discret bien que Louise le trouve assourdissant, il fait un affreux plat tel un piètre plongeur avant de s’y abîmer.

Voilà qui est fait. Arme du crime ou pas, ce ne sera sans doute que le deux ou trois millième revolver depuis l’invention du revolver à s’en aller ainsi gésir au fond de la Seine, continuant à rouiller quoique maintenant à l’accéléré, considéré avec indifférence par les poissons qui s’obstinent à fréquenter ce cours d’eau et qui en ont vu d’autres. Louise rentre chez elle, son sac jaune vide ne pèse plus rien au bout de son bras, Louise relève le col de son cuir, ce soir Louise est Alain Delon.

Digression
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