Tunisie : Un nouveau partage des richesses ?

Après les revendications d’ordre politique et démocratique, l’heure est venue de s’attaquer aux questions économiques, dans un pays gangrené par la corruption.

Jean Sébastien Mora  • 27 janvier 2011 abonné·es
Tunisie : Un nouveau partage des richesses ?

« Les problèmes immédiats sont politiques, mais l’héritage en matière économique du président Ben Ali est très lourd et va nécessiter des efforts énormes » , confie Moncef Ben Salem, ex-prisonnier politique, évincé par le régime de son poste de directeur du département de mathématiques de l’université de Sfax. Avec un taux de croissance annuel de 4,5 % à 5 %, une classe moyenne importante et un taux élevé de féminisation des cadres, la Tunisie était montrée en exemple par le FMI. Mais les analystes les plus critiques voyaient beaucoup de limites au modèle libéral tunisien : un taux de chômage important, un système bancaire en souffrance ou un recours croissant à l’endettement public. « La Tunisie a indéniablement profité de la globalisation, mais on oublie trop souvent que le PIB par habitant reste faible dans le Maghreb – 10 dollars par jour, contre 100 en France. Une partie importante de la population vit avec 2 ou 3 dollars par jour. Quand on y ajoute un phénomène de corruption généralisée, la situation explose » , explique Xavier Timbeau, directeur du Département analyse et prévision à l’OFCE [^2].


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Depuis le départ de Ben Ali, l’opposition, en pleine structuration, s’est concentrée sur des revendications d’ordre politique et démocratique. Cependant, les propositions en matière économique ne sauraient tarder. Plusieurs partis politiques, ­désormais reconnus, s’inscrivent dans une rupture nette avec le modèle libéral tunisien, tels le Parti communiste des ouvriers tunisiens, le Congrès pour la République ou Tunisie Verte. Le régime ne reposait pas uniquement sur la répression policière et le non-respect des droits fondamentaux. Ses pratiques en matière économique expliquent aussi le maintien au pouvoir du clan présidentiel. Corruption, système de privilèges et de passe-droits ont favorisé l’obéissance contrainte des Tunisiens. De manière « quasi mafieuse » , selon l’ambassade des États-Unis à Tunis, l’entourage familial de l’ex-Président a profité pleinement des privatisations.

Automobiles, banques, téléphonie… Peu de secteurs échappaient au contrôle de Mohamed Sakhr el-Materi, le ­gendre de Ben Ali. La banque Zitouna, dans laquelle il était actionnaire à hauteur de 57 %, vient d’être placée sous le contrôle de la Banque centrale tunisienne. Le clan Trabelsi (l’épouse du dictateur) était également actionnaire majoritaire des groupes Casino et Carrefour tunisiens. « La première préoccupation de la révolution tunisienne est la récupération, voire la nationalisation, des biens volés par les proches du régime , explique l’économiste tunisien Hassine Dimassi, enseignant à Sousse et ministre démissionnaire du gouvernement d’unité nationale. Hélas, on estime à 3,7 milliards d’euros la fortune du couple Ben Ali, et la plupart des ressources ont été transférées à l’étranger, camouflées grâce à des sociétés écrans. »

La révolution a été déclenchée par le refus du chômage chez les jeunes diplômés. Le futur gouvernement ne devra pas les oublier. « Aujourd’hui, leur nombre doit être d’au moins 200 000. Évidemment, la transition démocratique doit s’accompagner d’une transition économique » , confie Abdeljelil Bedoui, économiste proche du mouvement altermondialiste. Selon lui, le nouveau pouvoir devra repenser le rôle de l’État, notamment son soutien aux catégories sociales les plus précaires. En Tunisie, la part consacrée à l’enseignement supérieur est élevée : 6,53 % du budget total de ­l’État en 2009. Sous l’ère Ben Ali, le développement des infrastructures touristiques de la zone littorale était considéré comme prioritaire. Cependant, la spécialisation croissante de l’économie tunisienne dans des secteurs faisant appel à une main-d’œuvre peu ­qua­lifiée a multiplié les demandeurs d’emploi titulaires d’un diplôme universitaire. « Il faut ­absolument diversifier notre offre touristique, faire preuve d’imagination et proposer des alternatives au séjour complet bas de gamme » , explique Abdeljelil Bedoui.

Le développement de nouveaux secteurs susceptibles d’employer les cadres de haut niveau butait sur les réticences des entrepreneurs tunisiens, dissuadés par l’opacité et le déficit ­d’État de droit. Le pays a surtout accueilli des entreprises étrangères qui délocalisaient. Le code du travail tunisien semblait très bien convenir au millier d’entreprises hexagonales présentes. Premier investisseur étranger avec un record de 280 millions d’euros, la France est parti­culièrement représentée dans les secteurs du textile, de l’électronique (Valeo, Faurecia, Sagem ou EADS) et des services avec les centres d’appels (Teleperformance). « Les emplois des entreprises qui délocalisent en Tunisie sont par définition instables et à faible valeur ajoutée » , regrette Hassine Dimassi. À titre d’exemple, à Ben Arous, dans la banlieue de Tunis, sur 3 500 employés embauchés par la Sagem, on ne compte qu’une centaine de cadres tunisiens, car les emplois qualifiés demeurent en France.

L’agence de notation Moody’s Investors Service a annoncé, mercredi 19 janvier, qu’elle avait baissé d’un cran la note de la Tunisie en raison des incertitudes politiques. Un handicap supplémentaire car le remboursement des créances s’en trouve renchéri. L’économiste Abdeljelil Bedoui espère un geste de l’Union européenne sur l’allégement de la dette pour encourager le processus démocratique. Hassine Dimassi reste optimiste et considère que, proche de 42 % du PIB, la dette tunisienne ne devrait pas s’accroître : « Les investissements vont revenir car l’ouverture démocratique offre plus de potentialités à notre économie. » Sous Ben Ali, même la Banque mondiale accusait le climat opaque des affaires d’être peu propice à des créneaux d’investissements complexes et donc plus risqués. Enfin, les nouvelles perceptives en matière d’hydrocarbures pourraient être la bonne surprise de la révolution tunisienne. Longtemps considérée comme ayant des ressources naturelles modestes, la Tunisie négocie actuellement avec Malte l’exploitation du plateau continental. Ses réserves pétrolifères ont doublé après la découverte d’une dizaine de gisements dans le sud du pays. Par ailleurs, pour la première fois, la Tunisie envisage d’exporter son gaz vers l’Italie.

[^2]: Centre de recherche en économie de Science Po.

Monde
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