« Rendre à Foucault son inquiétude créatrice »

Face aux tentatives de dépolitisation de la pensée de Michel Foucault,
il est important de restituer sa radicalité.

Olivier Doubre  • 3 mars 2011 abonné·es
« Rendre à Foucault son inquiétude créatrice »
© Didier Eribon est sociologue, auteur d’une biographie de Michel Foucault récemment augmentée. Photo : P. Normand/opale/fayard

Politis : La première année des cours au Collège de France de Michel Foucault vient d’être publiée. Qu’apprend-on du Foucault de 1970 ? Qu’annonce-t-elle par rapport à l’œuvre future ?

Didier Eribon : Dans ce cours, on voit Foucault commencer son enseignement en installant le cadre à l’intérieur duquel il entend mener ses recherches à venir : quelle conception se fait-on de la connaissance et du savoir ? La volonté de vérité est-elle interne au seul souci de connaître, ou bien traversée par la violence et la domination ? Aristote ou Nietzsche ? On sait de quel côté se situe Foucault, et il entend donc déployer une analyse de ce qu’il appelle la « politique de la vérité ». Il va s’agir pour lui de dégager les rapports intrinsèques qui articulent le savoir au pouvoir et le pouvoir au savoir. On peut évidemment dire que cela annonce toute l’œuvre ultérieure, et notamment Surveiller et punir, en 1975. Il convient cependant de souligner que Foucault pense encore en termes de « répression » et d’« exclusion » (notions qui animent toute sa « leçon inaugurale », prononcée au début du mois de décembre 1970, l’Ordre du discours, Gallimard). Or, quand il publie en 1976 le premier volume de son Histoire de la sexualité, qui s’intitule, comme le cours de 1970-1971, la Volonté de savoir, il rompt avec cette problématique de « l’hypothèse répressive », et donc, d’une certaine manière, avec lui-même. C’est pourquoi on aurait tort de chercher à faire de ce cours (qui est loin d’être le plus important !) le lieu fondamental de toute sa démarche. C’en est simplement un moment. Et il convient sans doute de réinscrire ce moment dans le travail que Foucault n’a cessé de mener, tout au long de sa vie, pour remanier ses élaborations. Et comprendre pourquoi il se sentait constamment amené à changer son approche. Au lieu de célébrer les textes où sa pensée se présenterait toute constituée, toute armée, il vaut mieux lui rendre ses incertitudes, son inquiétude fondamentale et créatrice.

C’est la raison pour laquelle vous avez tenu à publier une nouvelle édition de votre biographie parue en 1989 ?

J’ai d’abord voulu réintégrer dans ce livre ancien de nombreux éléments que je n’avais pas utilisés à l’époque ou bien qui n’ont été rendus disponibles que plus tard (je pense notamment à l’autobiographie posthume de Louis Althusser, L’avenir dure longtemps). Mais, en effet, j’ai surtout voulu revenir à la genèse des œuvres afin de leur restituer la force de rupture, la puissance polémique, l’inventivité audacieuse qu’elles avaient au moment de leur surgissement. Aujourd’hui, on assiste à un terrible ensevelissement de Foucault sous la glose académique. Il a été rattrapé par la philosophie d’institution, qui s’empare de lui avec un enthousiasme dont nous devrions nous méfier. Dans les années 1980, la révolution conservatrice proclamait qu’il fallait se débarrasser des penseurs critiques, et notamment de Foucault.

« Foucault est mort » aura été le grand mot d’ordre de ce basculement à droite du paysage intellectuel français. Ce discours est passé de mode, et l’on voit que la pensée critique a non seulement résisté à cette tentative d’éradication, mais a largement gagné la partie (dans le champ théorique, en tout cas). Mais le prix à payer pour cette victoire, c’est que « Foucault » est désormais devenu l’objet privilégié ou le prétexte d’un discours universitaire aussi proliférant que répétitif. Il suffit d’ouvrir n’importe quel livre ou article de revue qui paraît aujourd’hui pour voir à quel point cette avalanche de commentaires tend à le déshistoriciser, et donc à le dépolitiser et à le neutraliser. Par exemple, peut-on vraiment situer ce cours prononcé fin 1970 et début 1971 sans évoquer les engagements politiques de Foucault [le Groupe d’information sur les prisons, qu’il fonde en cette même année 1971] ? Sans se demander ce qui rattache – et de quelle manière – le geste théorique au geste politique ? Disons donc que c’est ce que je voudrais faire : rendre au geste de Foucault la radicalité qui a été la sienne.

Parmi les nouveaux développements de votre livre, on trouve des ajouts qui portent sur la sexualité et l’usage de drogues. Au même moment, paraît un livre de Mathieu Lindon qui relate aussi ces pratiques de Foucault. La parole s’est-elle libérée depuis 1989 ?

Quand j’ai parlé, fort prudemment mais assez librement, en 1989, de l’homosexualité, du sadomasochisme, de la drogue, on m’a littéralement insulté : pour les gardiens du temple, en effet, cela revenait à discréditer Foucault comme philosophe. Ce qui en dit long sur leur conception de la philosophie ! Or, il me semble que cela permettait non seulement de peindre un Foucault intensément humain – avec toute l’angoisse et la vulnérabilité, par exemple, liées à son homosexualité, dans sa jeunesse –, mais aussi d’éclairer sa démarche la plus profondément philosophique. L’exploration des capacités et des plaisirs du corps a été pour lui une manière de se transformer, de devenir un autre, et c’est également ce qu’il a tenté dans tout son effort théorique : aller aux limites du pensable pour imaginer les transformations possibles de nous-mêmes. Grâce à des écrivains comme Hervé Guibert ou Mathieu Lindon, il est en effet devenu plus facile d’établir l’évidence de ce lien entre l’expérience existentielle et l’expérience intellectuelle.

On a souvent accusé Foucault d’avoir frayé avec une pensée « néolibérale ». Aujourd’hui, ces attaques semblent reprendre de la vigueur. Pourquoi ?

Foucault s’est beaucoup intéressé au néolibéralisme à la fin des années 1970 et au début des années 1980, puisqu’il réfléchissait aux « arts de gouverner », à la « gouvernementalité ». Il se demandait comment il serait possible de réinventer la pensée de gauche, à une époque où le marxisme et le Parti communiste étaient encore dominants. Il cherchait quelque chose de neuf, à ouvrir de nouvelles voies, et le néolibéralisme lui paraissait poser des questions qu’il nous fallait affronter, et non ignorer. On peut certes discuter et même critiquer un certain nombre de ses énoncés. Mais je crois que les attaques contre lui sur ce point, à l’heure actuelle, nous renvoient plus généralement à une grave régression de la pensée de gauche. On voit fleurir partout l’idée que la seule « vraie lutte » serait la lutte sociale, et que tout le reste – mouvement féministe, mouvement gay, etc. – serait non seulement compatible avec le capitalisme, mais même un produit du néolibéralisme qui tendrait à faire de chacun de nous un individu qui veut choisir ce qu’il est.

Ce discours n’est pas radical, il est conservateur. C’est comme si c’était à gauche en ce moment, comme c’était à droite hier, qu’on se donnait pour tâche d’effacer Mai 68 et la « pensée 68 ». Or, il me semble qu’il n’y a pas de lutte plus « vraie », plus « réelle » qu’une autre. Au contraire : ce sont les luttes qui font surgir les problèmes, qui mettent en évidence les dominations, les formes d’oppression. Il faut donc les multiplier, les accompagner, au lieu de chercher à les limiter, en prescrivant à la politique des chemins balisés et dont il faudrait surtout ne pas sortir. Ce néostalinisme va figer, et peut-être tuer, la pensée critique si on n’y prend garde. Et c’est sans doute ce à quoi une œuvre en mouvement perpétuel comme l’a été celle de Foucault peut nous servir aujourd’hui : ne jamais accepter les dogmes de la « gauche », ne jamais accepter l’orthodoxie idéologique que certains essaient de nous réimposer. Comme le disait Foucault : il est important de penser ! C’est un beau programme, non ?

Idées
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