Les frères siamois

Claude Mineraud  • 8 novembre 2012 abonné·es

Pendant la campagne de l’élection présidentielle, un frémissement avait réveillé le pays et secoué la honte de lui-même que lui avaient injectée les cinq ans au cours desquels la voix de la France avait été dégradée. Jean-Luc Mélenchon avait réinventé le souffle qui traverse les rassemblements populaires, quand s’exprime enfin la volonté de refuser une résignation que, pour se déculpabiliser, on s’efforce de croire inéluctable. François Hollande lui-même avait laissé espérer qu’il pourrait peut-être, dans la situation de décrépitude dans laquelle s’enlisaient la France et l’Europe, se métamorphoser en homme d’État. Une perspective allait-elle s’offrir qui motiverait et mobiliserait ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui que, de nouveau, le grain pourrit sous la paille de l’ivraie ? Un peuple à ce point désenchanté que son appétit de vivre, constamment bafoué, se transforme en une agressivité qui, ne trouvant aucun exutoire, est condamnée à s’emparer de la rue si elle veut, un jour, atteindre à une efficience politique. Des classes moyennes qui s’emploient à désamorcer leur ennui dans des temps de loisirs de plus en plus rapprochés, dans des pays de plus en plus lointains. L’illusion de changer de peau en la transportant dans ses bagages ; le tourisme de masse, comme les spectacles sportifs sous toutes leurs formes, devenus les nouveaux instruments de manipulation et de propagation du système.

En réalité, les gouvernements qui se sont succédé en Europe, notamment en France, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ont laissé naître et se développer un monstre, le capitalisme à dictature financière, à qui ils ont remis les clés de la maison et qui leur a échappé pour ne plus obéir qu’à ses propres mécanismes. D’où le terrorisme qui pénètre aujourd’hui la plus petite parcelle de vie sur la planète entière, qui dissémine partout dans le monde les boutons d’une fièvre purulente, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, ici la précarité, le chômage, l’exclusion, la xénophobie, là une effroyable misère, la colère, une violence qui, un jour relativement proche, submergera l’Occident. Aujourd’hui, en France, quelle différence déceler entre la droite, y compris un centre hypothétique, et une extrême droite qui vocifère ce que « les modérés » pensent depuis toujours et qu’ils taisent de moins en moins, et un ensemble social-démocrate qui connaît son impuissance, mais l’accepte, sinon qu’ils composent ensemble le ventre mou d’un pays silencieux ou mal orienté sur tous les grands sujets de société ?

Mais pourquoi s’en étonner ? Puisque le monstre s’est emparé de toutes les manettes et que les hommes et leurs organisations ne sont plus que les courroies de transmission de sa volonté quand il lui faut, parmi les différentes configurations d’images et de symboles, sélectionner celles qui lui apparaissent comme devant être les moins controversées par les catégories sociales qui vont souffrir le plus directement des mesures qu’il va devoir imposer pour que son pouvoir perdure. Il installe en tête de proue les hommes ou les organisations dont il sait que leurs discours vont pouvoir anesthésier la sensibilité et la révolte de ceux qui vont être frappés. Le mirage majoritaire prend constamment au piège la social-démocratie puisque celle-ci a la vaniteuse naïveté de croire que le scrutin lui confie les allées du pouvoir, alors que le système ne lui en abandonne que temporairement les fantasmes et les colifichets qui l’encerclent immédiatement de filets pernicieux. Et, aussitôt, ces hommes et ces organisations, sous la mâchoire implacable du monstre qui les dévore, au lieu d’en appeler à leur peuple qui saurait les entendre, choisissent de se convaincre eux-mêmes que leur devoir d’État est de « composer », c’est-à-dire de se trahir eux-mêmes en trahissant ceux qui leur ont confié leurs espoirs de justice et d’efficacité.

À l’exception, depuis près de soixante-dix ans dans le paysage politique français, d’un seul chef de gouvernement, Pierre Mendès France. Les motifs de son investiture comme président du Conseil des ministres, le 17 juin 1954, comme de son renvoi, le 5 février 1955, sont particulièrement édifiants. Ceux-là mêmes qui avaient, pendant sept ans, embourbé la France dans la débâcle indochinoise, le placèrent à la tête du gouvernement pour qu’il mette fin à leur incapacité d’arrêter cette guerre absurde, ce qu’il obtint le 20 juillet 1954 après de très dures négociations. Et ils chantèrent ses louanges pendant les quelques semaines qui suivirent. Mais comment lui pardonner la politique qu’il devait ensuite conduire à contre-courant des forces économiques et financières qui dominaient alors le pays ? L’Assemblée nationale le liquida donc sept mois et dix-sept jours plus tard, après qu’il eut réalisé « un coup d’État » (comme il l’a dit lui-même) en offrant à la Tunisie, le 31 juillet 1954 à Carthage, seul acte intelligent de la décolonisation française, le processus d’autonomie interne qui devait la conduire à l’indépendance. Pierre Mendès France se prononça ensuite contre la signature du traité de la Communauté européenne de défense (CED), dont il redoutait intuitivement qu’il permette à l’Allemagne, redevenue à terme la première puissance européenne, d’être reprise par ses démons hégémoniques, aujourd’hui une évidence. Enfin, il s’attaqua aux lobbies de l’alcool et des grands propriétaires terriens de l’Algérie française. C’est une indécence inacceptable de la part du gouvernement et du Parti socialiste actuels que de se réclamer quelquefois de lui.

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