De Tombouctou à Amiens

Denis Sieffert  • 7 février 2013 abonné·es

En regardant les images de François Hollande à Tombouctou, on imaginait aisément l’ivresse qui pouvait saisir cet homme, aussi peu préparé que possible à vivre ce genre de situation. La rapide métamorphose du « Flanby » des Guignols en chef de guerre puis en libérateur du Mali a étonné tout le monde, et sans doute lui le premier. Les mauvais esprits y auraient presque vu une facétie de l’histoire. On se disait que, décidément, la Ve République finit toujours par reproduire la geste gaullienne. La guerre, la libération, la liesse populaire, l’apparition du héros jusqu’ici lointain et désincarné, et pour finir sa rencontre avec le peuple : tout cela ressemble à des figures imposées de notre « épopée nationale ».

Bousculé par une foule qui voulait le voir au plus près, et si possible le toucher, notre héros s’est laissé griser par la fête. « Papa Hollande », à qui un Malien a même suggéré de venir s’établir à Bamako, a fait un aveu qu’on lui pardonnera eu égard aux soucis qui l’accablent les jours ordinaires de sa magistrature : « C’est la journée la plus importante de ma vie politique », s’est-il exclamé. « Importante » ? On sent l’ivresse. « Enthousiasmante » eut sans doute été un mot plus juste. Au passage, et cette fois toute ironie mise à part, l’accueil réservé au président français par les habitants de Tombouctou donne une idée des souffrances et des peurs endurées pendant ces huit mois de dictature jihadiste. Bien conseillé (est-ce le premier fait d’armes de Claude Sérillon, chargé depuis peu de la com du Président ?), François Hollande est venu cueillir les lauriers de la gloire et glaner une petite réserve de points dans les sondages, qui ne seront pas du luxe.

C’est, si l’on ose dire, de bonne guerre. Car « De Gaulle-le-petit » ne va pas tarder à déchanter. Ne parlons même pas de l’intervention au Mali, que nous avons soutenue mais dont on ne voit pas l’issue. Parlons plutôt de la grisaille sociale qui enveloppe notre pays. Il y a loin de Tombouctou à Amiens. Loin de la ferveur malienne à l’amertume des Goodyear qui se sentent lâchés par l’homme qui leur avait tant promis. De retour à Paris, et sur la terre ferme de nos réalités, François Hollande n’aura pas eu longtemps l’illusion de pouvoir peser sur les événements. Car ce qui domine notre vie politique au quotidien, c’est un terrible sentiment d’impuissance. Une impuissance consentie par nos gouvernements, admise par eux, à l’intérieur d’un système qu’ils ont fabriqué à coups de traités européens. Comment pourrait-on ruer dans les brancards ? Comment briser les chaînes de ce système infernal qui nous enserre et produit un chômage de masse ? On le pourrait, par exemple, en interdisant les licenciements boursiers. Ces licenciements stratégiques qui visent à augmenter les profits des actionnaires mais ne répondent à aucune contrainte économique [^2]. Pendant la campagne électorale, François Hollande avait fait la promesse qu’une loi irait dans ce sens. Au moment où Goodyear annonce son intention de fermer son usine d’Amiens-Nord, il est confronté à sa propre parole, et met en jeu sa crédibilité. Et même beaucoup plus que cela en vérité.

Car c’est un épisode de l’affrontement entre la politique et la finance qui se joue. Les Français ont voté en majorité pour le candidat de la gauche dans l’espoir précisément que les politiques reprendraient la main après trois décennies d’empiétement sur leurs pouvoirs. Un renoncement n’aurait pas seulement un effet dramatique pour les 1 173 salariés de Goodyear dont les emplois seraient supprimés, il délivrerait aussi un message désastreux pour tous nos concitoyens et leur rapport à la démocratie.

Cela d’autant qu’une autre épreuve attend François Hollande en cette fin de semaine avec le sommet européen de Bruxelles. C’est apparemment un tout autre dossier. C’est en vérité le même. Celui de cette âpre bataille contre les marchés qui imposent aux États de rétablir leurs comptes sur le dos des salariés. Le pacte de croissance voulu par François Hollande comme un codicille au traité budgétaire européen apparaît pour ce qu’il a toujours été : une arnaque. Il n’y est même plus fait référence aujourd’hui. Ce qui signifie que l’Europe a choisi l’austérité et la récession. Elle a choisi une pieuse sacralisation de l’indépendance de la Banque centrale européenne agrippée à son « euro fort » comme Harpagon à sa cassette. De façon maladive. Notre ministre de l’Économie, Pierre Moscovici, a osé regretter dimanche sur France Inter cette monnaie « un peu trop forte ». Il l’a fait à mi-voix, et en suggérant aussitôt qu’on n’y pouvait pas grand-chose. Cet euro surévalué a pour effet de reporter tous les efforts de compétitivité sur les salaires et sur l’emploi. D’où le fameux accord CFDT-Medef, analysé ici même la semaine dernière. La machine à produire du chômage est en plein boum. À Tombouctou, François Hollande, à tort ou à raison – c’est un autre débat (voir p. 14) – a eu l’impression d’être président de la République. On comprend qu’il en ait éprouvé une certaine griserie.

[^2]: Goodyear vise un bénéfice record de 1,6 milliard de dollars en 2013.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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