Le jihad et mes légumes

François Cusset  • 7 février 2013 abonné·es

Le mois dernier, l’armée française part en guerre au Mali pour bouter les jihadistes hors du pays. Au même moment, je cherche dans Paris un bon troquet à privatiser pour y fêter les 80 ans de ma mère. Néocolonialisme ? Services secrets algériens en embuscade ? Alliance très contemporaine de juste cause et d’intérêts bien compris ? Quelques jours plus tard, les voilées en Hermès, de souche s’il vous plaît, remettent ça sur le tapis, défilant en bon ordre contre le mariage des « tapettes » et pour un débat « libre » dans l’école du même nom. Juste quand les examens de fin de semestre à la fac me valent un paquet de cent copies à corriger, plus indigentes les unes que les autres. La fin janvier est un festival de fermetures d’usines, d’annonces de faillites, de plans sociaux maousses et d’enfonçages de clous dans l’austérité budgétaire, sans oublier les fonctionnaires non remplacés et les dix millions de mal-logés, lame de fond abjecte contre laquelle les piquets de grève et les squats plus ou moins médiatisés ont autant d’effet, hélas, que le rhume d’un général allemand sur l’opération Barbarossa. Et moi je fais comment, le mercredi avec mes filles, quand la super nounou (nous autres, proxénètes involontaires de cette prostitution affective qu’est la garde d’enfants mondialisée et sans-papiers, adorons nos nounous) est à nouveau malade, la pluie glaciale réussissant mal aux organismes philippins ?

Hollande et Merkel ont le culot de célébrer la bouche en cœur cinquante ans d’amitié franco-allemande, alors qu’ils sont en train, sans vraie dissension entre eux d’ailleurs, d’achever l’État providence, de plomber la croissance et de ravager l’emploi à coups de politiques de rigueur si bêtes et si strictes que même les financiers, leurs donneurs d’ordre, n’en veulent pas, si l’on en croit les réactions des Bourses, que chaque annonce de docilité budgétaire rétracte comme des testicules dans l’eau froide – ils sont en train, du même coup, de faire le lit de cette belle alternative à l’Europe bruxelloise nommée xénophobie cathartique, sursaut national, et régression haineuse. Allez, j’en profite pour retourner voir mon médecin et lui demander, sans rire, comment il se fait qu’à mon jeune âge je me mette tout à coup à si mal supporter les grosses cuites. En Égypte, on ne se contente pas du Flash-ball : les désaccords sont si violents entre partisans plus ou moins rigoristes des Frères musulmans, ex-sbires de l’armée ou suppôts de l’ancien régime, et les révolutionnaires d’il y a un an qui auraient la naïveté de croire encore à une lutte non religieuse contre la dictature interne et le dogme néolibéral mondial qu’ils se soldent par des lynchages sanglants, des rafales de fusils d’assaut, des guerres de rue comme on n’en voit plus chez nous depuis belle lurette. Il faut que je pense à aller acheter des ampoules, à faire réparer mes lunettes, à prendre mon billet de train pour cette conférence en province, ah oui et aussi à pondre ma digression.

Le rapport est quand même ténu entre les tracas de la vie quotidienne et les malheurs du monde, aussi bien d’ailleurs qu’entre les petites jouissances personnelles et les (plus rares) célébrations planétaires : outre leurs échelles incommensurables et l’abstraction du bourdonnement médiatique (qui rend mes ampoules au pied plus tangibles que les massacres en Syrie), il faudrait vraiment le sixième sens associatif du poète surréaliste ou du psychanalyste de bazar pour les articuler les uns avec les autres – rencontre fortuite, lien plus qu’effiloché, rime pauvre, comme c’est le cas lorsqu’on entend à la radio depuis ses toilettes l’annonce d’un tsunami aux antipodes alors qu’on s’apprêtait à tirer la chasse. Cette dernière échappée, dont j’assume la trivialité philistine, sert surtout à rappeler – tel le chuchotement de la sagesse populaire du fond de l’hiver brouillasseux – qu’à l’heure où nos claviers et nos écrans nous donnent l’illusion d’un monde à portée de doigts, jamais au grand jamais nous n’en avons été à ce point éloignés, séparés, expropriés. Au lieu que nos corps éprouvent cette distance, ils l’oublient et s’empêchent de la combattre, trompés par la mélodie d’ambiance de l’intelligence en réseau et de l’interactivité sans frontières. Et forts de nos outils d’enfants gâtés, nous n’avons jamais été aussi impuissants. Jusqu’au jour où le sans-abri, le Goodyear, l’Égyptien, le Syrien, ce sera moi, vous, nous, jour sans doute prochain auquel rien ne nous prépare. Bon, allez, je retourne éplucher mes légumes, pendant que le FMI leur coupe les vivres. Et la météorite peut toujours foncer vers la Terre, la sortie d’école est à 16 h 30. Occupy ma journée, c’est déjà pas mal, pour Wall Street on verra. Et ne me dites pas qu’il fut un temps où les deux avaient un rapport, ce temps révolu du collectif ou de l’ amor fati  : je ne l’ai pas connu, et puis je me méfie du « c’était mieux avant » comme du télémarketing – en leur raccrochant au nez.

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