Hélène Flautre : « Le drame de Lampedusa est le résultat d’une politique »

Après la tragédie de Lampedusa, Hélène Flautre appelle à renoncer aux politiques de la « forteresse Europe » pour développer des canaux légaux de circulation, seul moyen de protection des migrants.

Pauline Graulle  • 10 octobre 2013 abonné·es

Illustration - Hélène Flautre : « Le drame de Lampedusa est le résultat d’une politique »


Au moins 300 morts, 155 survivants. Jeudi 3 octobre, une embarcation surchargée s’échoue à 600 mètres de la petite île italienne de Lampedusa. À son bord, 500 hommes, femmes et enfants. Tous fuient la Somalie et l’Érythrée (voir encadré) par la Libye, dans l’espoir de rejoindre l’Angleterre. Partout en Europe, la tragédie de Lampedusa suscitera de la tristesse, voire de l’indignation. Au lendemain du naufrage, l’Italie proclame un deuil national. Le pape parle de « honte », et même José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, se rend sur les lieux du drame. Mais combien de temps la tragédie de Lampedusa restera-t-elle dans les mémoires ? Quelle est la responsabilité de l’Union européenne dans ces événements ? Quelles solutions apporter pour éviter de nouveaux drames ?

Quel est votre état d’esprit, une semaine après le drame de Lampedusa ?

Hélène Flautre : Cet événement suscite beaucoup d’émotion et de tristesse, mais aussi de la colère. C’est le résultat d’une politique, portée tant par les États que par l’Union européenne (UE), qui vise à criminaliser l’immigration irrégulière et à empêcher par tous les moyens les migrants d’arriver sur le sol européen. Vingt-cinq mille personnes se sont noyées dans la Méditerranée depuis le milieu des années 1990. Cette situation aurait évidemment dû nous alerter et nous mobiliser bien avant ce énième drame. Le problème, c’est que les États, et l’UE elle-même, n’ont pas fait de la question de la protection des personnes une priorité. Et c’est cela qui doit être changé radicalement. Il faut que ce drame constitue un tournant dans la politique migratoire des États membres de l’UE.

Quelle est la responsabilité de l’UE ?

La plupart des victimes du drame de Lampedusa venaient d’Érythrée ou de Somalie, deux pays de la corne de l’Afrique. Que fuyaient-elles au péril de leur vie ? L’Érythrée est dirigée depuis 1993 par un dictateur sanguinaire qui n’a d’égal que Kim Il-sung ou Pol Pot. Issayas Afeworki, ex-maoïste, héros de la guerre d’indépendance contre l’Éthiopie, est devenu, une fois au pouvoir, un mafieux tyrannique et paranoïaque. Le pays ne compte pas moins de 314 camps de détention pour opposants, journalistes, intellectuels, ou quiconque déplaît au pouvoir. Torture, viols, assassinats sont devenus un mode de gouvernement. Le pays compte, selon Amnesty International, dix mille prisonniers « politiques ». Résultat, depuis 2004, un million d’Érythréens sur cinq millions ont tenté de fuir le pays en passant par le Soudan et l’Éthiopie pour gagner la côte libyenne, en faisant la fortune de passeurs sans scrupule. Quant aux migrants somaliens, ils fuient leur pays pour des raisons surtout économiques, conséquence à la fois de la guerre civile entre le mouvement des Tribunaux islamiques et une alliance soutenue par les Occidentaux, et d’une sécheresse qui a provoqué la terrible famine de 2011. Depuis deux ans, quelque huit cent mille Somaliens ont fui le sud du pays.
Les politiques migratoires européennes mettent l’accent sur la protection des frontières et sur le refoulement des flux migratoires. Cela a pour effet de transformer les pays voisins du sud de la Méditerranée en de vastes zones de rétention, mais aussi à pousser les gens à partir dans des conditions de plus en plus dangereuses, où tout est réuni pour que des catastrophes surviennent. Les réseaux mafieux demandent de plus en plus d’argent – plus c’est dangereux, plus c’est cher – et n’ont aucun scrupule à faire monter les gens dans des bateaux défaillants. En réalité, les politiques migratoires fonctionnent comme des subventions à ces réseaux de passeurs. À Lampedusa, où il y a eu, en plus, un départ de feu sur le bateau, on se demande vraiment ce qui s’est passé : que faisaient les bateaux de surveillance ? Depuis 2011, Frontex [l’agence européenne de gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres, NDLR] est censée repérer et sauver les gens en mer dans les eaux de Lampedusa. Alors que faisait Frontex, dont le budget a pourtant explosé ces dernières années ?

Nous sommes quelques mois avant les élections européennes. Est-ce le bon moment pour changer de cap ?

Les opinions publiques sont ambivalentes. On peut leur faire dire des choses quasiment racistes, mais on peut aussi mobiliser de la compassion chez les individus. Avec une volonté politique claire, on peut amener les Européens, y compris pendant les périodes électorales, où les sujets sont, hélas, souvent instrumentalisés, à faire les bons choix. L’affaire de Lampedusa montre qu’en dépit des moyens quasi militaires qui sont développés aux frontières de l’UE pour dissuader les migrants de venir, ceux-ci traversent quand même. Ceux qui sont déterminés à traverser le font, quoi qu’il en coûte. La question est donc de savoir jusqu’à quand nous serons capables de supporter l’impuissance de l’UE à prévenir ces noyades en Méditerranée. Le moment est venu de mettre sur la table les dispositifs existants pour ces personnes qui fuient des situations conflictuelles ou de défaillance totale de l’État de droit, ou d’exactions envers les populations civiles. Pour que ces personnes, sans avoir à risquer leur vie, trouvent une protection, au moins temporaire, en Europe – ou ailleurs. Les Syriens devraient pouvoir passer la frontière gréco-turque sans avoir besoin d’acheter des passeports d’une autre nationalité, les Érythréens ou les Somaliens devraient pouvoir aller dans toutes les ambassades européennes et faire valoir leur droit à la protection et avoir accès à des visas humanitaires. C’est déjà possible, il faut juste activer ces instruments. Nous disposons d’une autre directive sur la protection temporaire en cas d’afflux massif qu’il faudrait également mettre en marche. Face à toutes ces situations, il faut utiliser les instruments de la politique européenne dans les États membres pour que s’opère une mobilisation solidaire susceptible de protéger les personnes. C’est aussi une façon, pour l’Union européenne, d’être fidèle à sa promesse de paix.

Il y a donc des solutions…

Je ne préjuge pas de la volonté politique des gouvernants. Mais je sais que nous sommes en capacité opérationnelle, législative et politique de garantir la protection de ces personnes. Que ce soit pour les réfugiés politiques ou l’immigration économique, il faut développer les canaux légaux d’immigration. Rien ne sert d’empêcher les gens de venir puisqu’ils viendront quand même, au prix de leur vie ! Il faut, au contraire, organiser la mobilité. Pour l’instant, à nos frontières, c’est la détresse, la mort et le chaos. Nous pouvons avoir des frontières qui soient sûres, perméables, qui permettent la circulation, les allers et retours, les expériences ici et là… Nous avons l’opportunité comme jamais de le faire avec le sud de la Méditerranée. On pourrait commencer avec la Tunisie ou le Maroc. Il faut aussi faire tomber des tabous. L’opinion publique s’imagine que toute politique de légalisation des canaux de migration risque d’entraîner l’arrivée de hordes de migrants, mais ce n’est pas du tout le cas, car la décision de quitter son pays est toujours compliquée. Le nouveau droit à conquérir au XXIe siècle est celui d’aller et de venir. Or, aujourd’hui, c’est très facile pour les riches, même si ce sont des mafieux, et très compliqué pour les pauvres, même si ce sont de braves gens.

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