Marseille, une ville travaillée au corps

Jérôme Cabanel livre un superbe reportage photographique, social et humain, sur les chantiers marseillais.

Jean-Claude Renard  • 16 janvier 2014 abonné·es

Le lexique dit l’effort, le boucan et la sueur, la masse de plâtras, de boue, le bleu de travail. Buffons : « Éléments d’étaiement en bois ou en métal, disposés à l’horizontal ou inclinés, généralement comprimés, utilisés en particulier dans les blindages de fouille – creusement réalisé dans le sol – et les soutènements provisoires. » Meulage : « Affûtage, ponçage ou aiguisage grâce à un outil abrasif plat et cylindrique en pierre naturelle, monté sur un axe de rotation. » Radier : « Fondation en béton armé constituée d’une dalle pleine répartie sur l’emprise de l’ouvrage. » Un lexique au langage technique, soutenu, employé par les ingénieurs, travaillé au corps par les ouvriers, dans une confrontation de l’homme avec la matière. Le travail au corps, c’est exactement l’objet photographique de Jérôme Cabanel, concentré sur la rénovation de quartiers marseillais. Un reportage au long cours, étiré sur dix années, entre 2001 et 2012, territorial, pas moins universel.

Un ouvrier face au chantier gigantesque du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), au moment de couler ses fondations, dans l’immensité des béances du terrain, des hommes suspendus dans les airs, dominés par la verticalité des grues, d’autres qui attendent l’arrivée d’une benne, dans les confusions grisâtres de la ferraille, l’intégration d’une équipe féminine pour le coulage des voiles de béton, un géomètre à l’œuvre, un grutier manipulant une charge au-dessus du chaos bétonné, l’entrelacs des terrasses du port, le pêle-mêle des aciers striés et stockés sur les quais…

Soit une cité phocéenne dans un état d’effraction, de branle-bas de combat, animée par ses bâtisseurs anonymes, casqués, masqués, bottés, uniformés, soldatesques. Trognes ouvrières, harassées, grimaçantes, parfois plein cadre, prêtes à en découdre avec le bastringue, plongées toujours dans la gestuelle d’une âpre et crasse besogne, où l’infiniment petit culbute l’infiniment grand(iose) ployées sous la masse obscure. Jérôme Cabanel croise les visages, les corps arc-boutés, dans le toutim du noir et blanc d’une bataille rangée, prolonge matière et matériau, négocie un sujet enraciné dans son décor – au diapason de ses images saisies à d’autres occasions, exposées à Visa pour l’image ou aux Rencontres photographiques d’Arles, subtiles, éprouvantes, couillues, d’un portrait de Jean-Claude Gaudin à un plan d’occupation des sols. Intelligemment orchestré, sans image écrasant l’autre, ce reportage, baptisé sobrement les Bâtisseurs, rassemble en près de 90 images tout ce qui marne, ajuste. Sans spectacularisation. Mais avec un sens du cadre, un soupçon d’empathie pour le sujet, un réalisme social humaniste qui renvoient directement aux images de Robert Doisneau, à celles encore de Lucien Hervé, quand la fumée des usines trempe « les mouilleurs de chemise » qui vont au turbin, semblant purger leur peine, quand l’architecture des forteresses taraude les entrailles. Des corps passés à tabac, dans un territoire pilonné, où résonne le ronflement infernal des machines. Au bout du rouleau, le prix à payer pour une Marseille rénovée, bouleversée dans ses chairs.

Culture
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