« Nouvel An chinois », de Koffi Kwahulé : Le blues de Nosferatu

Avec son humour grinçant et son écriture musicale, Koffi Kwahulé dépeint dans son troisième roman la déliquescence d’une famille parisienne.

Anaïs Heluin  • 26 février 2015 abonné·es
« Nouvel An chinois », de Koffi Kwahulé : Le blues de Nosferatu
Nouvel An chinois , Koffi Kwahulé, Zulma, 235 p., 18,50 euros.
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Les phrases de Koffi Kwahulé gravitent autour d’un centre vide. Ses personnages aussi. Dans Babyface [^2], premier roman de l’auteur ivoirien surtout connu en tant que dramaturge, tous leurs rêves et récits se cristallisent autour de la figure d’un jeune homme à la tête d’ange dont personne ne sait rien. Mozati, surtout, se jette tête baissée dans la belle idylle qu’il lui promet. Elle ne s’en relèvera pas. La solitude poursuit son œuvre dans Nouvel An chinois, le dernier roman de Koffi Kwahulé. Articulée cette fois autour d’un certain Guillaume-Alexandre Demontfaucon, alias Nosferatu, une narration fragmentaire s’attache à la dérive d’une poignée d’habitants du quartier Saint-Ambroise à Paris.

Comme le narrateur principal de Monsieur Ki [^3], Ézéchiel passe l’essentiel de son temps enfermé chez lui. Mozati croyait encore en l’amour, lui n’a comme horizon que les films pour adultes qu’il regarde en boucle et les scénarios malsains qu’il s’invente pour tromper l’ennui. Un inceste, des meurtres et toutes sortes d’histoires, dont lui et Demontfaucon sont les héros. Lié à l’irruption de Demontfaucon le jour du nouvel an chinois, le récit repose sur une base doublement louche. La conscience malade d’Ézéchiel s’attache à celle, non moins dérangée, du nouvel arrivant. Les visions mystico-sanglantes du premier se confondent avec celles du second. Dans le quartier Saint-Ambroise, on exhibe Dieu sous toutes les formes, surtout les plus absurdes, et on finit par oublier qu’on a tout imaginé pour se divertir un peu des idées noires. Malgré son prénom, Ézéchiel n’a rien d’un prophète. Pas plus que Nosferatu, qui trouble tout le monde avec ses étranges rituels anti-Chinois aux références théologiques on ne peut plus douteuses. Nouvel An chinois est un roman choral où l’extrémisme et la misère affective ont le même visage bouffon. Derrière la haine des Chinois, on peut bien sûr voir celle des musulmans et la crainte d’une nouvelle domination économique. Mais, heureusement, Koffi Kwahulé n’écrit pas seulement pour dénoncer. Si les dérèglements sociaux et économiques l’intéressent, c’est avant tout pour interroger leur effet sur les identités et sur le langage. Dans Babyface, cette réflexion perturbait jusqu’à la typographie et la structure du texte. Génial patchwork de fragments imbriqués, ce roman a laissé place dans Monsieur Ki et Nouvel An chinois à une polyphonie plus discrète mais tout aussi complexe et perturbante. Et imprégnée de jazz, toujours.

Au récit à la première personne d’Ézéchiel, se mêle une troisième personne anonyme qui semble porter un regard narquois sur tout le quartier. À travers ces deux voix entremêlées, la mère du jeune homme, sa sœur partie dans la Drôme pour vivre dans les arbres, ou encore la dentiste Melsa Coën, dont il tombe amoureux, apparaissent comme des êtres morcelés. Seul leur rapport avec Nosferatu leur donne un semblant de cohérence. Les petites et grandes tragédies de ces protagonistes sont révélées au compte-gouttes, comme par hasard. La mort du père d’Ézéchiel. La folie de sa mère, qui ressasse des histoires de guerre qu’elle n’a pas vécues. La maladie jamais nommée de Maximilien, le compagnon de Melsa. Nouvel An chinois est le plus parisien des romans de Koffi Kwahulé. Dans ses violences et ses drames, on devine pourtant la souffrance d’un entre-deux. Révélées assez tard, les origines ivoiriennes du père d’Ézéchiel rappellent la République démocratique d’Éburnéa de Babyface et le «  village fou » de Djimi, dont il est question dans Monsieur Ki. Ahmadou Kourouma et ses Soleils des indépendances  (1968) ne sont pas si loin.

[^2]: Gallimard, 2006.

[^3]: Gallimard, 2010.

Littérature
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