Haine tenace contre Jean Zay

La dépouille de Jean Zay entrera au Panthéon le 27 mai. Un homme de gauche toujours attaqué par l’extrême droite.

Olivier Doubre  • 20 mai 2015 abonné·es
Haine tenace contre Jean Zay
© Photo : STR / AFP

Dans le Chagrin et la pitié, film de Marcel Ophüls réalisé en 1969, Pierre Mendès-France se remémore ainsi son procès devant le tribunal militaire de Clermont-Ferrand en 1941 : « Dans la salle, des gens odieux, des femmes avec des visages de haine, des gens qui souhaitaient une condamnation cruelle, outrés qu’on puisse même donner la parole aux accusés » … Ancien sous-secrétaire d’État radical-socialiste du Front populaire, juif et franc-maçon, il est condamné à six ans de prison pour « désertion devant l’ennemi ». Une accusation infondée qui visait quelques-uns de la trentaine d’hommes politiques qui avaient embarqué en juin 1940 sur le Massilia à Bordeaux (où le Parlement et le gouvernement s’étaient repliés devant l’avancée allemande), à destination du Maroc, alors protectorat français, où bon nombre d’entre eux pensaient sauvegarder la République, voire continuer le combat.

Poursuivi pour le même motif fallacieux, Jean Zay, ancien ministre de l’Éducation nationale de Léon Blum et des gouvernements successifs jusqu’en 1939, lorsqu’il demandera à rejoindre son régiment (ce dont il n’était nullement obligé), se voit condamné à la « déportation à vie et la dégradation militaire ». Peine très rare, c’est la même que celle du capitaine Dreyfus en 1894 : le régime de Pétain vient de signer son morbide désir de vengeance contre ce qu’il appelle « l’anti-France ». Mais, vu les circonstances de la guerre, les autorités de Vichy commuent la sentence en simple internement en métropole, afin de ne pas risquer de voir Jean Zay leur échapper. Après trois années d’internement à Riom, durant lesquelles il rédige des projets pour la Résistance en vue de l’après-guerre, et ses mémoires, trois miliciens l’emmènent le 20 juin 1944 et l’assassinent dans une carrière dans l’Allier, tentant ensuite de faire disparaître son corps… Soixante-dix ans après « son massacre », selon le terme de Pierre Mendès-France, François Hollande a décidé, le 21 février 2014, de faire transférer au Panthéon la dépouille de l’ancien ministre du Front populaire aux côtés du martyr de la Résistance Pierre Brossolette, et de deux grandes résistantes déportées à Ravensbrück, l’ethnologue Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle-Anthonioz, nièce du Général et par la suite présidente d’ATD Quart Monde. L’entrée au Panthéon de ces deux femmes a été particulièrement saluée, tant le genre féminin est peu présent au sein de ce « temple » laïque. On aurait pu penser que ces quatre personnalités, héros du combat contre le nazisme, ne fassent aucunement, près de trois quarts de siècle après, l’objet de vives critiques.

Il faut croire que la haine de l’extrême droite, de la réaction en fait, pour Jean Zay est aussi tenace qu’elle fut hargneuse et ignoble dès le début des années 1930. D’origine juive, d’une famille lorraine convertie au protestantisme, il était également franc-maçon. Des qualités qui, à l’époque, provoquaient les foudres délirantes et ignobles des ligues factieuses, dont il fut un adversaire résolu et l’un des principaux artisans de la dissolution par le Front populaire, dès sa victoire électorale au printemps 1936. Après le 6 février 1934, quand l’extrême droite tenta de prendre d’assaut la Chambre des députés, Jean Zay est en effet l’un des hommes de gauche à avoir le plus tôt et le mieux compris le danger de la montée des fascismes à travers l’Europe. C’est à ce moment qu’il devient l’une des personnalités montantes du Parti radical, parmi ceux qu’on a appelé les « Jeunes-Turcs » qui réancrent fortement à gauche une formation alors vieillissante, dont les dirigeants ne cessent de regarder – et de dériver – toujours plus vers le centre. À côté de Jean Zay : Pierre Mendès-France, Pierre Cot, Jacques Kayser… Mais au-delà de ses profondes convictions républicaines, ce sont surtout les réalisations du ministre en exercice qui, certainement, le firent particulièrement haïr à droite. Né en 1904, très brillant à l’école, il fonde et anime un journal lycéen « antiboche », fervent patriote en cette fin de premier conflit mondial. Avant de devenir avocat, il s’enthousiasme pour l’histoire républicaine et ses principes, admirant Jaurès, et gagne sa vie en collaborant comme apprenti journaliste ou secrétaire de rédaction de journaux de gauche du Loiret. Or, après la boucherie des tranchées, révulsé comme nombre de jeunes de sa génération par la guerre, il proclame son pacifisme et va alors composer à 19 ans, en 1924, dans le cadre d’un jeu littéraire d’étudiants, un poème en prose humaniste, « Le Drapeau », où il conchie ce « torche-cul » pour lequel sont morts plus d’un million et demi de jeunes Français.

Jusqu’à nos jours, l’extrême droite n’eut de cesse d’utiliser ce texte contre lui. Dès la campagne électorale de 1932, où il est élu député radical d’Orléans à 27 ans, ses adversaires se servent de ce brûlot contre la guerre pour attaquer son prétendu antipatriotisme. Accusation bien mal fondée contre ce jeune ministre de Léon Blum qui demeure à l’Éducation nationale et aux Beaux-Arts jusqu’à l’orée de la guerre, reconduit à chaque crise ministérielle, ce qui lui permet une action en profondeur d’une rare ampleur dans une IIIe République où les gouvernements durent peu. Ses réalisations sont impressionnantes. Après avoir porté immédiatement l’âge de l’école obligatoire à 14 ans, il engage une profonde modernisation des programmes scolaires et des pédagogies (faisant là encore grincer des dents à droite), crée de nouveaux musées, organise la recherche scientifique (en étant à l’origine du CNRS), la restauration universitaire, réforme le droit d’auteur en faveur des créateurs et des écrivains. Surtout, avec les congés payés conquis grâce au Front populaire, il développe la culture en lien avec l’instruction, organisant les « loisirs » en faveur des classes populaires. Enfin, il tentera (en vain) de créer une École nationale d’administration, et le Festival de Cannes qu’il avait porté à terme (pour concurrencer la Mostra de Venise, création mussolinienne) n’adviendra qu’en 1946, la première édition étant annulée car prévue… en septembre 1939. C’est donc bien l’honneur de la République que de faire entrer au Panthéon cette grande figure de la gauche. Les récentes attaques de Rivarol, de Bruno Gollnisch, de l’Amicale de Saint-Cyr, de l’Association nationale des officiers de carrière en retraite ou de l’Association de soutien à l’armée française, reprenant ad nauseam la vieille rengaine de son « Drapeau », ne s’inscrivent que dans la lignée idéologique puante de la Milice et de ses trois lâches assassins. L’anti-France, ce sont eux ! Aussi, dans un livre récent, son biographe Olivier Loubes peut à bon droit écrire : « Son entrée au Panthéon doit nous permettre de l’identifier pleinement comme homme-République, car Jean Zay incarne la liberté, l’égalité et la fraternité dans la cité républicaine [^2]. »

[^2]: Olivier Loubes, auteur de Jean Zay, l’inconnu de la République (Armand Colin, 2012) vient de publier un « essai d’histoire tonique » : Réarmer la République ! Jean Zay au Panthéon, éd. Démopolis, 138 p., 16 euros.

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