À quoi sert le diable

Le FN, qu’il fallait à toute force repousser, aura donc servi à fondre la gauche et la droite dans un chaudron nommé improprement « République ».

Denis Sieffert  • 16 décembre 2015 abonné·es

Non, tous les chats ne sont pas gris ! Non, tout le monde n’a pas un peu perdu ou un peu gagné, comme nous le suggéraient au lendemain du scrutin la plupart des commentaires. Au contraire, les élections régionales ont livré un verdict aussi clair que cruel. Si on veut bien un instant regarder ce que les politologues appellent les mouvements d’opinion, ces déplacements qui travaillent en profondeur notre société, le doute n’est pas permis. Avec près de sept millions de voix, le parti d’extrême droite a battu un record historique. Et la gauche, toute la gauche, écologistes compris, est passée en cinq ans de 54 % à 32 % des suffrages exprimés. Voilà les chiffres sur lesquels il convient de s’interroger.

Est-ce un échec ? C’est pire que cela. C’est le résultat d’un choix. Nous sommes en phase de liquidation. C’est un travail méthodique qui commence par un déni de réalité. Si l’on veut bien entendre le discours de Manuel Valls au soir du 13 décembre, qu’en retient-on ? Que sa « stratégie » a été victorieuse parce qu’elle a abouti à la défaite de la famille Le Pen dans le Nord et en Provence-Côte d’Azur. C’est en effet la vérité de l’entre-deux tours. Mais quelle est la vérité de dix-huit mois à la tête du gouvernement ? Et la vérité de trois années et demie d’un Président élu par la gauche ? La disparition totale de cette gauche dans deux régions qu’elle détenait depuis dix-sept ans et chargées l’une et l’autre d’une riche histoire sociale, et même « socialiste ». Triste symbole. Le diable frontiste, qu’il fallait à toute force repousser, aura donc servi à gommer toute différenciation politique et sociale, et à fondre la gauche et la droite dans un chaudron que le Premier ministre nomme improprement « République ». Un mot psalmodié comme un mantra. C’est un peu comme le « poumon » de Toinette dans le Malade imaginaire  : quoi que vous disiez, et quelque problème que rencontre notre pays, le Premier ministre répond : « La République ». À vous faire prendre en grippe cette grande idée, révolutionnaire et sociale ! Mais, au fond, Manuel Valls ne fait que mener à son terme une opération que d’autres ont entreprise bien avant lui. Il veut apposer une autre étiquette sur une marchandise qui ne peut plus se prétendre socialiste. Il met en lumière le vrai problème démocratique. La politique, quelles que soient les ruses du langage, reste affaire de représentation sociale. Si toute la classe politique, de droite ou de gauche, représente peu ou prou les mêmes intérêts, s’ils aiment tous, non pas « l’entreprise », mais le Medef, s’ils préfèrent la finance aux salariés ou aux chômeurs, cela fait dans notre société beaucoup d’orphelins de toute représentation sociale.

Pour justifier son projet de fusion avec une partie de la droite, il paraît que Manuel Valls a regardé le score du Front de gauche, dont la faillite électorale démontrerait que la France n’est pas en demande de « plus de gauche ». C’est regarder le doigt quand le doigt montre la lune, comme dirait Confucius. Si la France ne demande pas « plus de gauche », elle demande « plus de justice sociale ». Ce qui devrait être la même chose. Sinon, quel autre sens donner au vote FN dans le milieu ouvrier ? Il faut lire à ce sujet l’entretien passionnant que les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux ont eu avec Christian Corouge, un ancien ouvrier de Peugeot (voir p. 46). Il décrit mieux que tout discours l’abandon des quartiers, la disparition des services publics, et les conséquences humaines des destructions d’emplois. Ce que nous avons l’habitude de ramasser sous un même vocable, trop abstrait sans doute : le « libéralisme ». Le mouvement syndical n’est pas non plus épargné. Et que dire de cet élu socialiste, parti à Paris pour y être ministre, puis à Bruxelles pour devenir le commissaire en charge de l’orthodoxie libérale, et mener une carrière autrement rentable ? Car c’est une longue histoire que celui de cet abandon.

Est-ce que cela va changer ? Non, évidemment. Le gouvernement est déjà en quête de nouveaux expédients qui ne font même plus illusion. Le couple Valls-Macron va donc poursuivre son ouvrage. L’un en tentant d’officialiser la mort de la gauche, l’autre en menant à bien des réformes qui ont pour objectif de faire baisser les chiffres du chômage en précarisant un peu plus notre société. Ce n’est pas ça qui va redonner espoir aux millions de laissés-pour-compte. Mais alors, qui le peut sans faire basculer une majorité de nos concitoyens dans l’amertume et la haine de l’autre ? On pense évidemment à la gauche de la gauche et aux écologistes. Ici, la problématique est différente. Les intentions sont sans aucun doute vertueuses, mais ça ne suffit pas. Les cartels d’organisations ont montré leurs limites. Rien ne se fera sans une refondation culturelle, sans l’affirmation des valeurs de gauche. Rien sans un discours ferme et résolu sur un autre partage des richesses. Au minimum pour cela, il faut que ceux qui sont en position de donner l’impulsion acceptent la confrontation. Sectarisme, égotisme et esprit de boutique interdits.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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