La blessure sociologique

Contre l’accusation d’une prétendue « culture de l’excuse », Bernard Lahire défend le bien-fondé des sciences sociales.

Olivier Doubre  • 13 janvier 2016 abonné·es
La blessure sociologique
Pour la sociologie, et pour en finir avec une prétendue « culture de l'excuse », Bernard Lahire, La Découverte, 182 p., 13,50 euros.

Comme ce serait plaisant si chacun d’entre nous faisait tout ce qu’il voulait, libre dans ses choix et ses actes, selon ses capacités ! Cette « fiction philosophique et juridique » du libre arbitre quasi absolu des individus permet d’isoler et de pointer du doigt les « méchants », déviants, terroristes et autres monstres en puissance : leurs actes relèvent de leur seule responsabilité et il s’agit qu’ils en répondent. Avec une telle vision du monde, on ne peut que se demander « pourquoi les individus ne feraient pas plus souvent le choix d’être riches, cultivés et célèbres… » .

Pourtant, depuis une bonne vingtaine d’années, la sociologie et plus largement les sciences sociales sont « accusées de justifier ou d’excuser tout à la fois la délinquance, les troubles à l’ordre public, le crime, le terrorisme et même, dans un tout autre registre, les échecs, les incivilités ou l’absentéisme scolaires ». Pour ces tenants du « sociologisme » (néologisme formé par Philippe Val, entre autres), les déterminismes sociaux expliquant le parcours – et les actes, parfois délictueux – de personnes souvent marginalisées, fragilisées ou précarisées serviraient à excuser tous ceux qui transgressent la loi.

Professeur de sociologie à l’École normale supérieure de Lyon, ancien élève de Pierre Bourdieu, Bernard Lahire s’élève contre cette accusation d’ « excuse sociologique » –  « comprendre serait une façon d’excuser en déresponsabilisant »  – qui, sur l’échiquier politique, rassemble de Jean-Pierre Chevènement à Lionel Jospin, Manuel Valls, Nicolas Sarkozy, Nicolas Dupont-Aignan, Julien Dray ou Malek Boutih… Le sociologue rappelle que « comprendre n’est pas juger ». Pourtant « juger (et punir) n’interdit pas de comprendre ». Si chacun reste responsable de ses actes, les sciences sociales disent seulement que « les choix, les décisions et les intentions sont des réalités au croisement de contraintes multiples ». Quand on veut agir sur le monde physique, on trouve normal de s’appuyer sur des connaissances scientifiques ; on peut en revanche, souligne Bernard Lahire, « faire de la politique, c’est-à-dire agir sur le monde social, sans avoir lu une ligne des sciences qui l’étudient ». Ces attaques contre la « culture de l’excuse » que seraient censées promouvoir les sciences sociales veulent surtout en masquer l’objet, qui est de dévoiler les rapports de force, les déterminismes et les inégalités historiques, considérés comme des états de fait naturels. Car la sociologie a infligé à l’humanité une nouvelle « blessure narcissique ».

Après la blessure copernicienne qui a détruit la croyance mettant la Terre au centre de l’univers, et la blessure darwinienne ruinant la vision de l’humanité séparée du règne animal, « la blessure sociologique a fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu serait un atome isolé, libre et maître de son destin ».

Idées
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