L’inavouable accord russo-américain

Il faut bien en finir avec cette guerre civile sans issue, fût-ce par le bas, le très bas même, avec l’écrasement de l’insurrection.

Denis Sieffert  • 10 février 2016
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L’inavouable accord russo-américain
N. B. : L’association Pour Politis a tenu le 6 février son assemblée générale annuelle. Nous y reviendrons dans le numéro de la semaine prochaine.
© Dennis Van Tine / NurPhoto / AFP

Entre la guerre et le lâche abandon, existe-t-il un chemin ? C’est la question que l’on peut une nouvelle fois se poser à propos de la Syrie. Alors que l’aviation russe est en train d’écraser l’insurrection sous un déluge de bombes au nord d’Alep, le silence des grandes capitales est assourdissant. Sauf à s’inquiéter de l’afflux de nouveaux migrants en Europe. Tout juste a-t-on entendu quelques jérémiades onusiennes sur le « torpillage » des négociations de Genève par Vladimir Poutine. C’est bien le moins que l’on puisse dire. Doit-on pour autant entonner le refrain bien connu de la « lâcheté de la communauté internationale » ? C’est une figure classique du désarroi, mais qui n’est pas sans risque. Car il faut dire ce que serait le « courage ». Et la réponse n’est pas commode. En face de deux pouvoirs, celui de Moscou et celui de Damas, qui n’ont aucune limite dans l’exercice de la violence, et qui sont prêts à exterminer des populations entières pour arriver à leurs fins, on n’imagine a priori pas d’autres ripostes que la guerre.

Fort heureusement, nul n’est disposé à se lancer dans cette aventure. Sans doute aurait-il été possible, un temps, d’équiper les rebelles en armes anti-aériennes. Cela aurait pu être fait en 2013, lorsque Bachar Al-Assad a franchi la fameuse « ligne rouge » du recours aux armes chimiques. Cela n’a pas été fait, notamment parce que les Occidentaux craignaient que ces armes tombent entre les mains de jihadistes. Une autre solution aurait été de créer une zone d’exclusion aérienne. Mais l’ONU s’est contentée d’exiger le démantèlement de l’arsenal chimique de Damas. Ce que le régime syrien a immédiatement interprété comme un encouragement à lâcher en grand nombre des fûts de TNT sur la population.

Les amateurs de paradoxes noteront que c’est précisément parce que les plus modérés n’ont pas été aidés que les jihadistes, ceux du Front Al-Nosra en particulier, ont gagné en influence au sein de la rébellion. À vouloir éviter les jihadistes, on n’a fait que les renforcer. Mais nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Depuis que Vladimir Poutine a commencé à mettre en œuvre au-dessus de Homs et de la province d’Alep une stratégie de la terre brûlée qui rappelle furieusement celle par laquelle il avait anéanti Grozny en 1999, la donne a changé. L’inertie occidentale ne relève plus de la « lâcheté », ni même de l’impossibilité, mais d’un choix délibéré. Les États-Unis et les Européens ont fait de la guerre contre Daech, à l’autre extrémité du pays, leur priorité. Et les attentats ont attiré nos regards vers cet autre front, plus à l’est. Mais, la vérité est sans doute plus cruelle encore. Il semble surtout que Washington se soit rallié à Moscou. Puisqu’il faut bien en finir avec cette guerre civile sans issue, sortons-en, fût-ce par le bas, le très bas même, avec l’écrasement de l’insurrection et, accessoirement, des populations civiles. Certes, le spectacle est peu ragoûtant, mais États-Unis et Union européenne ne sont pas directement impliqués dans le carnage, et Vladimir Poutine fait ça très bien. Il recueille même les louanges de John Kerry, le secrétaire d’État américain, qui juge que la diplomatie russe a des « idées constructives »… « Constructif », un étrange adjectif pour accompagner le fracas des bombes ! Les « idées », on en jugera ce jeudi à Munich lors du nouveau rendez-vous du groupe mal nommé « de soutien à la Syrie ». Mais on les devine déjà. Il s’agira pour Moscou d’imposer la candidature de Bachar Al-Assad à la présidentielle programmée pour 2017 en échange d’un cessez-le-feu observé à sa convenance. Mauvais calcul évidemment. Comment envisager que ce personnage, même « réélu », puisse être un jour réintégré dans la communauté internationale comme si de rien n’était ?

Comment imaginer que ce pays exsangue, vidé de la moitié de sa population, comptant par centaines de milliers ses morts, ses blessés, ses suppliciés, va se remettre à marcher comme un seul homme, droit derrière son dictateur ? Que le territoire démantelé va se reconstituer ? Que les Kurdes vont renoncer à une revendication historique tout près aujourd’hui de devenir réalité ? Et croit-on que la rébellion défaite ne va pas resurgir sous d’autres formes en confirmant cette loi du Moyen-Orient selon laquelle l’écrasement d’une opposition démocratique profite toujours aux mouvements les plus violents ? Espère-t-on que les quatre millions de Syriens qui ont fui la guerre civile vont faire demi-tour pour regagner leurs maisons en ruines ? Cela fait beaucoup d’illusions. Et un terreau de plus pour le terrorisme international !

Accessoirement, on s’étonnera aussi que les bombardements russes n’aient pas donné lieu dans nos régions à des mobilisations de la société civile. Sans doute les opinions publiques ont-elles été victimes de l’amalgame entre la rébellion et Daech. Sans doute le parrainage par l’Arabie saoudite de certaines factions rebelles a-t-il semé le trouble. Le peuple en a été oublié. Mais il y a peut-être d’autres causes à cette atonie. Que n’aurait-on dit si les bombes qui pleuvent sur Alep avaient été américaines ? On aurait hurlé, et avec raison. Aujourd’hui, rien. Quelques vestiges de nostalgie post-stalinienne seraient-ils à l’origine d’une certaine indulgence à l’égard de Poutine ? À moins que ce soit de l’anti-américanisme, en l’occurrence bien mal placé. Mais c’est déjà un autre débat.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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