Liquidateurs de Tchernobyl : héros ou chair à rayons

Parmi les 600 000 personnes chargées de liquider Tchernobyl, près d’un millier de femmes, qui l’ont vécu très durement.

Patrick Piro  • 20 avril 2016 abonné·es
Liquidateurs de Tchernobyl : héros ou chair à rayons
© Kostin Igor/RIA NOVOSTI/AFP

Qu’apprendre encore de Tchernobyl, trente ans après ? Les mieux informés ne s’attendaient probablement pas, vendredi 15 avril à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), au témoignage d’Oleg Veklenko, un des quelque 600 000 « liquidateurs » mobilisés pour limiter le désastre radioactif. Un artiste de Kiev, incorporé dans l’armée à l’époque, qui déroule la chronique accablante d’une bataille menée avec les moyens dérisoires octroyés par une administration submergée. Oleg Veklenko fait des photos. « On n’avait pas le droit de les sortir. » Il les présente aujourd’hui pour la première fois en France.

Les dix-huit premiers mois gardent le nom de « guerre de Tchernobyl ». On arrose les bâtiments pour disperser la radioactivité. L’eau s’éparpille dans la nature… « Et quand on ne pouvait pas “liquider” un sol, on posait des dalles de béton ou de polyéthylène. » L’ennemi principal, c’est la poussière. Absorber une « particule chaude » (très radioactive), c’est s’implanter à demeure une source de rayonnement, cancer quasi garanti. « On aspergeait les parcelles avec des colles qu’on respirait allègrement, avant de fuir au bout de trois minutes pour limiter les doses reçues. Et puis passait un camion, qui remettait toute la poussière en suspension ! » Les masques et les respirateurs ? Impossible de se parler. Les combinaisons ? Intenables par les chaleurs de mai. « On creusait 20 centimètres de sol pour enlever la couche, on prenait déjà 20 röntgens [^1]_, 3 000 fois la radioactivité naturelle. Les dosimètres, quand il y en a, n’indiquent pas la dose exacte reçue, bloqués au maximum quand l’irradiation était trop forte. »_ De la chair à rayons, croyant pouvoir redémarrer la centrale « sous deux mois ! »

Les doses… « On s’observait mutuellement pour détecter des signes, témoigne Natalia Manzourova. Saigner du nez, c’est qu’on avait pris une grosse dose dans la journée. Une grippe annonçait le fléchissement du système immunitaire. » Biologiste, elle est l’une des rares femmes liquidatrices, affectée aux impacts sur l’agriculture, parce qu’elle a travaillé pendant dix ans dans le plus grand secret sur le sujet pour le centre nucléaire militaire de Maïak. Quels élevages possibles ? Quelles plantes cultiver ? Quels traitements pour réduire l’impact sanitaire d’aliments irradiés ? « L’objectif : établir des recommandations pour la vie sur terre après une guerre nucléaire avec les États-Unis… Mais, “secret militaire” oblige, rien n’a pu profiter aux victimes de Tchernobyl, il a fallu recommencer les études à zéro ! » Son laboratoire est installé à Pripiat, devenue ville fantôme : elle était sous le vent quand la centrale a explosé. Sur un fronton : « L’atome pacifique pour chaque habitant dans sa maison »

Natalia Manzourova ne s’y attarde pas : elle veut parler des conditions de vie des liquidatrices, « dans une proportion d’une pour mille hommes sur le site ». Galia Ackerman s’étonne d’un témoignage qu’elle n’a jamais entendu si poussé. « Dans l’imagerie officielle, les liquidateurs sont représentés en héros. On entend ici un autre son de cloche… On ne sait pas encore vraiment tout ce qui s’est passé dans la Zone. »

Sans se départir d’une certaine pudeur, Natalia Manzourova décrit ce qui a dû virer au calvaire pour certaines, lâchées dans cet univers ultra-masculin. Il y a d’abord le danger des meutes de vingtaine de molosses, croisement entre loups et chiens domestiques ensauvagés depuis l’évacuation de quelque 120 000 riverains. « Et puis nous, biologistes, savions que les radiations stimulaient la libido, dans les premiers temps en tout cas. » Des corps de femmes violées sont retrouvés dans la forêt. Les consignes se durcissent. Interdiction de circuler seule, en voiture ou à pied. Jolie jeune femme, elle tient à poser devant l’appareil d’un collègue sans coiffe ni masque, accoutrée en surplus de la guerre d’Afghanistan. « Je ne me déplaçais jamais accompagnée de moins de trois personnes. Pour éviter le harcèlement sexuel, je ne suis jamais allée au cinéma qu’on avait ouvert pour les liquidateurs, seul loisir local. » La majorité des hommes sont divorcés, constate Natalia Manzourova, foyers laminés par l’épreuve tchernobylienne. « Se constituaient alors des “familles de zone” : une femme s’affichait avec un “protecteur” pour qu’on lui fiche la paix. »

Au début, la mobilisation des moins de 40 ans était interdite, pour éviter les grossesses à risque. « Mais la consigne a vite été oubliée. J’étais trentenaire quand je suis arrivée. » Il y a trois catégories de femmes, remarque-t-elle. Les spécialistes commises d’office, comme elle ; les volontaires locales, qui s’engageaient « pour pouvoir accéder à la zone d’exclusion et surveiller leur maison, dont leur famille avait été évacuée » ; et des femmes, souvent isolées avec des enfants, attirées par les excellentes conditions économiques. « Payée 120 roubles par mois dans mon emploi précédent, j’en touchais 1 500 à Tchernobyl, nourrie, logée, blanchie, transportée, années comptant triple pour la retraite ! Mais à ces femmes, on ne donnait aucune information sur les risques sanitaires. » Natalia Manzourova restera 4 ou 5 ans, l’un des plus longs séjours d’une femme sur le site. Hors zone contaminée à la fin, thyroïde atteinte et maladie des rayons chronique déclarée. « Peu d’entre nous ont réussi un retour à la vie normale ensuite. C’était un énorme stress pour les femmes, qu’aucune législation ne protégeait. Ce genre de site devrait leur être catégoriquement interdit… »

[^1] Ancienne unité mesurant l’exposition aux rayonnements.

Écologie
Temps de lecture : 5 minutes

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