Sylvain Bourmeau : « Les journalistes s’intéressent surtout à la “déviance” »

Sylvain Bourmeau analyse les différentes manières dont médias, chercheurs en sciences sociales et écrivains traitent le mouvement des gilets jaunes.

Olivier Doubre  • 13 février 2019 abonné·es
Sylvain Bourmeau : « Les journalistes s’intéressent surtout à la “déviance” »
© crédit photo : Benjamin Polge/AFP

Producteur sur France Culture de l’émission « La Suite dans les idées », consacrée aux débats et aux sciences sociales, Sylvain Bourmeau a cofondé le quotidien en ligne AOC (« Analyse, opinion et critique »), qui se veut « un journal écrit principalement par des chercheurs, des intellectuels, des écrivains, des artistes et parfois même des journalistes ». Après un an d’existence, AOC a décidé de publier dans un Cahier (1) certains des articles parus en ligne sur les gilets jaunes.

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Convaincu qu’il « n’y a pas un temps pour le journalisme et un autre pour la recherche, sans parler de la littérature », Sylvain Bourmeau souligne, en introduction de ce premier Cahier, la démarche d’AOC : « Instiller des sciences humaines et sociales au cœur du journalisme » en proposant à des chercheurs « de formuler des hypothèses ». La démarche n’est généralement guère goûtée par les journalistes, mais elle est de longue date au cœur des réflexions de Sylvain Bourmeau, qui anime par ailleurs depuis cinq ans un séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales sur le thème « Médias et sciences sociales ».

Comment se distinguent sciences sociales et journalisme, particulièrement dans le contexte du mouvement des gilets jaunes ? Les différences se sont-elles amenuisées dans ces circonstances ?

Sylvain Bourmeau : Les sciences sociales et le journalisme sont deux modes de connaissance différents mais qui, très souvent, s’intéressent aux mêmes objets. Ce qui me frappe toujours, c’est de voir à quel point le journalisme a une méthode, voire une épistémologie, bien à lui, spécifique, mais ne veut pas vraiment le savoir, ou le refoule en permanence. En effet, dans la pratique journalistique est valorisée une sorte d’empirisme radical. L’idée circule, quasiment, qu’il serait préférable d’arriver sur le terrain sans en connaître grand-chose, de façon innocente, afin d’être plus honnête, plus sincère, et capable de voir précisément ce qui est nouveau, intéressant…

Il y a évidemment des prismes propres à chacune des démarches, mais les journalistes ont la particularité de se focaliser sur le franchissement des lignes jaunes. Ils s’intéressent bien sûr aux sociétés en général, comme les sociologues, mais ils se concentrent sur ce qu’on pourrait appeler la « déviance ». Ou plus simplement, dans une formule souvent employée : ils s’intéressent aux trains qui déraillent ou qui arrivent en retard, alors qu’un sociologue sérieux, s’il travaille sur la SNCF, n’a pas de raison de moins s’intéresser aux trains qui sont à l’heure ! Les représentations de la société produites par les médias sont biaisées par ce type d’approche. L’un des rôles des sciences sociales consiste à venir pointer ces biais et à proposer d’autres représentations.

Les sciences sociales ont généralement besoin de plus de temps, de dispositifs d’objectivation de la réalité. Elles doivent accepter d’être inscrites dans une autre chronologie et donc de vivre avec ce décalage. Cependant, le pari que nous faisons, à AOC, c’est justement de penser que l’on gagnera en qualité d’espace public si les sciences sociales (à condition de respecter quelques principes) s’autorisent à parler dans la temporalité qui est habituellement celle du journalisme.

Une des conditions à cela, c’est l’humilité : il faut accepter de parler à un niveau d’hypothèses. Or ce mot, « hypothèse », est souvent mal perçu, mal vécu, dans le journalisme, qui se glorifie parfois même d’une sorte de naïveté confondante. Pourtant, il est intéressant de faire fonctionner ou de confronter des hypothèses à chaud sur un événement.

Souvent, les chercheurs rechignent à s’exprimer sur des événements parce qu’ils n’ont pas fait au préalable d’enquêtes au long cours, soigneusement étayées. Or il semble que beaucoup d’entre eux se soient sentis appelés à écrire sur les gilets jaunes. Pourquoi ?

En effet, on a pu observer, avec ce mouvement des gilets jaunes, un fort appétit, une grande envie d’écriture chez beaucoup d’intellectuels, comme d’ailleurs chez de nombreux lecteurs. Une vive curiosité intellectuelle s’est exprimée, et un désir de comprendre unanime. Cela tient sans doute à la nature assez surprenante, difficile à classer au départ, du mouvement des gilets jaunes : certains ont cru que, pour s’exprimer, il fallait être un spécialiste de fiscalité ou d’environnement. Mais beaucoup de chercheurs aux profils différents, qui avaient eu l’occasion de travailler sur des sujets extrêmement divers (la politique professionnelle, les institutions, le pouvoir d’achat, etc.), se sont sentis concernés.

En revanche, très peu d’écrivains, pour le moment, ont écrit sur le sujet des gilets jaunes. Diriez-vous qu’ils ont une certaine réticence à écrire sur des sujets touchant à l’actualité ?

Peut-être ne se sont-ils pas sentis légitimes ? Peut-être, lorsque nous leur proposons d’écrire dans AOC, sont-ils quelque peu intimidés par rapport à d’autres chercheurs, qui écrivent sur la base de compétences, de travaux antérieurs ?

En réalité, ce que l’on va chercher chez des écrivains, c’est autre chose : non pas d’autres modes de connaissance, mais plutôt d’autres modes d’objectivation, qui tiennent plus à des qualités de sensibilité, d’écriture. Mais y a-t-il tant d’écrivains, aujourd’hui, qui connaissent les milieux sociaux qui se sont mobilisés ? On observe une grande distance sociale entre les personnes qui ont publié des textes et les milieux sociaux engagés dans les gilets jaunes.

C’est sans doute plus facile d’écrire sur le sujet pour des chercheurs qui ont travaillé sur ces classes populaires-là, alors que, pour nombre d’écrivains, elles représentent des univers plus lointains. Les gilets jaunes sont pour beaucoup des précaires ou des employés, en tout cas ils évoluent dans des environnements qui ne sont pas les plus classiques parmi les classes populaires (comme les grands bassins industriels), et qui ne sont pas tellement présents dans la littérature contemporaine.

(1) Cahier #1, AOC (www.aoc.media), « Gilets jaunes : hypothèses sur un mouvement », avant-propos de Sylvain Bourmeau, La Découverte, 216 pages, 12 euros.

Sylvain Bourmeau Directeur du site quotidien AOC et enseignant-chercheur à l’EHESS

Idées
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